LE RÊVE ET LE RÉEL – PARTIE 1

Dans sa conférence, le 15 février 2020 dans le Courrier Édition Spéciale : Le Rêve n° 1 du 5 mai 2020, Valeria Sommer-Dupont indiquait son intérêt pour l’articulation entre la conception que l’on a du rêve et ce que l’on en fait, la technique qui s’en suit.

Le titre même de sa contribution : L’analyste, gardien de l’ombilic du rêve soulignait son choix de la psychanalyse orientée par le réel. C’est avec cette même orientation que je souhaite intervenir.

Je le ferai dans le fil de ma dernière contribution au Courrier de l’ACF MC, 2ème Édition Spéciale : Au temps du confinement du 27 avril 2020[1], en repartant de la citation de J. Lacan extraite du Séminaire XXV : Le moment de conclure, citation de Lacan qui fait le lien entre virus et rêve concluait Valentine Dechambre, déléguée régionale de l’ACF MC.

Lacan avance ceci : « Que la psychanalyse est à prendre au sérieux, bien que ce ne soit pas une science. »

« C’est une pratique de bavardage. Aucun bavardage n’est sans risque. Déjà le mot bavardage implique quelque chose. Ce que ça implique est suffisamment dit par le mot bavardage. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas que les phrases, c’est-à-dire ce qu’on appelle les propositions, qui impliquent des conséquences, les mots aussi. 

Bavardage met la parole au rang de baver ou de postillonner. Il la réduit à la sorte d’éclaboussement qui en résulte. Cela n’empêche pas que l’analyse a des conséquences.

Elle dit quelque chose. Qu’est-ce que ça veut dire dire ?

Dire a quelque chose à faire avec le temps. L’absence de temps est quelque chose qu’on rêve, c’est ce qu’on appelle l’éternité et ce rêve consiste à imaginer qu’on ne rêve pas seulement quand on dort. L’inconscient c’est très précisément l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort. »[2] 

Retour sur les liens de la théorie et de la pratique dans l’histoire de la psychanalyse, comme y invite le titre du XII Congrès de l’AMP : Le rêve son interprétation et son usage dans la cure lacanienne. 

Dans Variantes de la cure type [3] J. Lacan retrace l’historique des variations de la technique dans le mouvement analytique, autour d’une déviation dont les conséquences dans la pratique se marquent par le déclin, la déconsidération de l’analyse du matériel et la promotion d’une nouveauté dans la technique : « l’analyse des résistances ».

La question de l’interprétation analytique ne peut être abordée sans un préalable sur le problème de la technique. Lacan insiste sur ce point dès le début de son enseignement, dans le Discours de Rome.

« La technique ne peut être comprise, ni correctement appliquée, si l’on méconnaît les concepts qui la fondent… Ces concepts ne prennent leur sens plein qu’à s’orienter dans un champ de langage, qu’à s’ordonner à la fonction de la parole ».[4]

C’est la réponse de Lacan à la situation de la psychanalyse, en 1953. C’est le sens de son retour à Freud. De la même manière, c’est à un retour aux concepts fondamentaux de la psychanalyse, à quoi J. Lacan procède dans Le Séminaire XI, en 1964, après son exclusion de la communauté analytique internationale.

Chaque fois qu’il y a une crise, spécialement dans la technique, le traitement est à chercher non pas dans quelques réajustements de celle-ci, mais au niveau des concepts. C’est ce que J. Lacan a retenu de Freud.

Lorsque survient la crise de 1920, une crise dans la technique qui menaçait l’avenir même de la psychanalyse en raison de la perte de son efficacité, c’est-à-dire le pouvoir émoussé de l’interprétation par le sens, Freud ne s’est pas précipité pour apporter des modifications qui ne sont venues que quelques dix ans plus tard avec ce statut de la « construction » plutôt que de l’interprétation par le sens.

Il y a là un passage, du sens lié à la remémoration, à la signification dans la construction liée à l’impossible à dire.

Freud s’est employé, en premier lieu, à promouvoir de nouveaux concepts, une nouvelle présentation de la théorie analytique, une refonte de sa métapsychologie, la seconde topique.

Mais déjà, avant la crise de 1920, les questions de la technique, entre 1912 et 1917, avaient posé bien des problèmes à Freud (Transfert, Résistance, Répétition) qui l’avait conduit à la formulation de la théorie du narcissisme.

Ce que remet en cause la crise de 1920, c’est la conception freudienne du principe de plaisir. Freud y répond en introduisant un au-delà à ce principe qui implique un décentrement du sujet d’abord, une division ensuite : Ich Spaltung.

« Pour y répondre, on peut se reporter aux abords de l’année 1920, où s’instaure le tournant(c’est là le terme consacré dans l’histoire de la technique) tenu dès lors pour décisif dans les voies de l’analyse. Il se motive, à cette date, d’un amortissement dans ses résultats, dont on ne peut jusqu’ici éclaircir la constatation que de l’avis, apocryphe ou non, où l’humour du maître prend après coup valeur de prévision, d’avoir à se presser de faire l’inventaire de l’inconscient avant qu’il ne se referme. »[5]

Le tournant Lacanienavec les remaniements qui suivent, doit être considéré, pour J.-A. Miller[6] sinon comme le traitement d’une crise dans la psychanalyse, du moins comme ce qui donne l’orientation de l’AMP pour l’avenir avec la mise au programme des congrès de l’AMP de ces nouvelles notions : de parlêtre et de corps parlant.

Avec les deux axes de la découverte freudienne que sont : inconscient et sexualité, c’est l’axe de l’inconscient, avec le rêve, qui est mis au programme du prochain Congrès. « C’est donc à la distance nécessaire à soutenir une pareille position qu’on peut attribuer l’éclipse dans la psychanalyse, des termes les plus vivants de son expérience, l’inconscient, la sexualité, dont il semble que bientôt la mention même doive s’effacer. »[7]

Le thème du rêve conduit à parcourir l’évolution de l’inconscient, chez Freud et chez Lacan. Chez Freud, de la première à la seconde topique, chez Lacan, de l’inconscient comme vérité, à l’inconscient comme savoir, à l’inconscient transférentiel, à l’inconscient réel, au mystère du corps parlant.

Chacun de ces inconscients correspond à autant de lectures de la découverte freudienne, et successivement un abord de l’être par la pensée, avec comme guide Descartes et le cogito : « Je pense donc je suis » et le cogito psychanalytique : « Je ne pense pas où je suis » « Je ne suis pas où je pense » puis un abord de l’être par l’amour dans Le Séminaire XX ; enfin un abord de l’être comme parlêtre et corps parlant.

Freud a inventé la psychanalyse à partir de ses rêves, au moment de son auto-analyse. Le rêve, en lui-même, occupe une place primordiale dans la découverte de la psychanalyse. L’interprétation est le premier versant de la découverte freudienne.

Le second versant est celui de la sexualité que Freud fait supporter par une théorie pseudo-scientifique des pulsions. Freud a toujours maintenu solidaires ces deux versants.

Lacan a lu Freud à partir de la fonction de la parole et du champ du langage.

Il rend compte du versant de l’interprétation freudienne par le signifiant articulé et du versant de la sexualité par l’objet a. Avec signifiant et objet, Lacan maintient solidaires les deux axes de la découverte freudienne.

Lacan du signifiant et Lacan de l’objet composent par la structure de Discours, le Discours Analytique.

Freud incarne l’Autre pour J. Lacan. Lorsque Freud n’incarne plus l’Autre pour Lacan, alors l’Autre n’existe plus. J.-A. Miller a montré, dans son cours, que J. Lacan prend alors la main de Joyce qui a fait sans l’analyse ce qu’il aurait pu obtenir s’il avait fait une analyse.

C’est, en quelque sorte, une sorte de réhabilitation de l’auto-analyse de Freud, où le livre de Théodore Reik : Écouter avec la troisième oreille[8], reprend de l’intérêt et de la vigueur.

Lors des Journées de Printemps de l’ECF, à Clermont–Ferrand, en 1987 intitulées L’acte et la répétition, J.-A. Miller dans son intervention : Sigma de X, opposait Symptôme et rêve : « Le symptôme pourtant s’en distingue par, si je puis dire, son objectivité. D’abord parce que le symptôme dure, alors que la formation de l’inconscient est par essence un être fugace, évasif, un être d’esquive. Du rêve, on peut toujours dire – ça arrive même à des psychanalystes – que ce n’est qu’un rêve, mais on ne dit pas du symptôme que ce n’est qu’un symptôme. C’est là que Freud a buté : sur la résistance du symptôme. »[9]

Quelques considérations personnelles à propos de technique et théorie.

Selon l’expérience que j’en ai eue dans ma cure avec J. Lacan, je ne peux pas dire qu’il ait fait une place importante aux rêves. J’étais plutôt enclin à penser qu’il faisait peu de cas du rêve alors que le rêve me paraissait capital ! J’attendais donc de la psychanalyse l’avènement du sens !

J’ai fait l’expérience, avec Lacan, de la rencontre avec le mur du langage, ce qui est autre chose que la découverte d’un sens. Dans l’expérience de la cure avec Lacan, ce que j’ai rencontré, a été le réel des séances courtes. Les séances courtes se sont avérées antinomiques du sens, antinomiques du rêve à interpréter.

Ce réel des séances courtes était déjà court-circuit de l’Autre du sens et la rencontre avec un autre versant que le sens auquel aspirait le doux rêveur que j’étais.

Je me souviens le jour où j’ai dit à Lacan que le sens n’était pas une donnée première, mais une production de l’opération de l’inconscient : la métaphore. Après les félicitations de Lacan pour le savoir dont je faisais état, j’ai dû affronter l’épreuve de son désir à me faire découvrir le versant de la métonymie. L’angoisse est venue au premier plan. Ce n’était plus le lien du Symbolique à l’Imaginaire, mais le lien du Symbolique au Réel auquel j’étais confronté avec toujours le devoir de couper le sens.

L’acte analytique comme coupure et la montée du nombre des séances jusqu’à l’angoisse faisait de celle qui ne trompe pas, le seul repère.

Je comprends maintenant que Lacan ne m’ait pas dirigé du coté imaginaire et du sens, mais plutôt du côté du S1 tout seul pour sa valeur de jouissance et le sérieux du corps et du symptôme en tant qu’il contient la jouissance de l’objet petit a, d’abord et lorsque l’Autre n’existe pas, la substance jouissante…

Cependant la jouissance me restait incompréhensible, parce que, selon moi, c’était en prenant appui sur la linguistique que Lacan avait sauvé la découverte freudienne du naufrage dans lequel l’égo psychologie nord-américaine l’avait entrainée. C’est l’enseignement que j’avais retenu de Michel Foucault à l’époque. Ma confusion alors était là entre la sémantique linguistique et la sémantique psychanalytique. La différence m’est apparue avec Le Séminaire XX dans lequel Lacan énonce clairement cette distinction, entre linguisterie et linguistique.

J’ai d’abord versé la différence au compte d’une modestie de J. Lacan par rapport à R. Jacobson alors qu’il s’agissait de la différence de statut scientifique entre Linguistique et Psychanalyse.

Dans le cours du Séminaire XX a eu lieu l’intervention de Milner annonçant la perte de l’unité de la linguistique avec Chomsky et De Saussure-Jacobson et par la même, la fin de la prétention de la linguistique à incarner la position de leader des sciences humaines. La psychanalyse devenait ainsi seule au front avec comme seul appui épistémologique, la logique.

Il en allait de même dans ma cure. Pour moi, le rêve c’était la vie dans l’analyse, même sous la forme d’un certain cauchemar. C’est rêver même quand on ne dort pas. Le rêve n’est donc pas un problème pour l’analyse. Ce qui serait plutôt un problème pour l’analyse est le sens.

Voici ce que j’écrivais sous le titre Lacan mon analyste dans l’ouvrage Qui sont vos psychanalystes ? : « Dans ce début des années soixante-dix… l’image que j’ai retenue de Lacan à cette époque, un Lacan poursuivant, solitaire, avec la plus grande détermination, son projet de faire exister la psychanalyse. Les dernières années de Jacques Lacan ont été occupées par lui à ça. Elles ont donné lieu à une série de présentations successives, continuellement renouvelées, de la psychanalyse, au point que chaque année nouvelle amenait une présentation nouvelle avec, comme cela avait toujours été le cas pour Lacan, les conséquences immédiatement tirées pour la direction de la cure. La cure changeait d’une année sur l’autre. »

« … ce témoignage personnel, (…) n’incline pas à penser que la psychanalyse est éternelle. C’est plutôt l’idée de réinventer la psychanalyse qui s’imposait avec la pratique de Lacan, à la fin. C’est très important parce que la pente, de rêver une psychanalyse immuable, est toujours la même, fidèlement freudienne à souhait.

La fidélité de Lacan à Freud, ce n’est pas le conformisme, mais l’invention qui pose d’autres questions, pour en juger, que la simple mesure des scrupules. Cette position conduit à oser franchir l’inhibition, à dépasser les bornes, avec les risques que cela comporte. »[10]

La situation engendrée par le coronavirus (un délit de « solitude aggravée ») et en particulier l’incidence sur les rêves.

La première incidence s’est traduite par l’absence des corps. Elle s’est marquée par un curieux retour en arrière au temps de l’intersubjectivité et à un auteur comme Théodore Reik théoricien de l’auto-analyse.

Un témoignage en est la psychose généralisée engendrée par le virus qui se manifeste par un certain déboussollement, une absence de savoir.

Est apparue la dimension de la croyance, avec le côté bricolage de la pensée y compris de la pensée scientifique qui devient manifestement une interprétation et non pas une explication. Les études du virus révèlent des réponses face au réel. Le réel S1 comme l’ennemi par surprise. La surprise comme élément pathogène et pacifiant à la fois. La panique déclenchée par l’épidémie est paradigmatique de l’effet d’annonce. C’est le virus qui fait peur. On oublie le patient qui se défend à sa façon. C’est ce qui constitue les formes cliniques d’une même affection.

Le travail des rêves dans les séances au téléphone s’est avéré rapidement prendre des allures de soutien lorsque cela était nécessaire, voire prendre des allures de l’auto-analyse freudienne avec l’analyste comme savoir interprétant face à l’écueil du réel de l’ombilic du rêve freudien et finalement reprendre la cure en présence des corps.

Retrouvez la deuxième partie de la conférence ici.

Références

Références
1 Courrier de l’ACF MC, Édition Spéciale : Au temps du confinement n° 2 du 27 avril 2020, p. 6.
2 Lacan J., « Une pratique de bavardage » in Le Séminaire XXV : Le moment de conclure, leçon du 15 novembre 1977, texte établi par J.-A. Miller.
3 Lacan J., « Variantes de la cure type », Écrits, Seuil, Paris, 1955, p. 323 à 362.
4 Lacan J., « Discours de Rome », Autres Écrits, Seuil, Paris, p. 33.
5 Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Seuil, Paris, 1955, p. 323 à 362.
6 Miller J.-A., « Habeas corpus », in La Cause du désir n ° 94
7 Lacan J., « Fonction et Champ de la Parole et du Langage en psychanalyse », Écrits, Seuil, Paris, 1955, p. 246 
8 Reik T., Écouter avec la troisième oreille, Bibliothèque des introuvables, 2002
9 in Actes de l’ECF n° XII
10 Rabanel J.-R., « Lacan mon analyste », Qui sont vos psychanalystes ? Ouvrage collectif, sous la direction de J.-A. Miller. Paris, Seuil, 2002, p. 543.

Jean-Robert Rabanel

Jean-Robert Rabanel est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.