UNE LECTURE DE SCILICET-RÊVE

Comme contribution au Séminaire d’Étude, je propose une lecture du volume Scilicet paru en juin dernier sous le titre du VIIème Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP), Le rêve. Son interprétation, son usage dans la cure lacanienne, qui rassemble des travaux préparatoires au Congrès. J’ai lu ce volume pas sans l’écho des interventions précédentes[1] au Séminaire d’Étude parues dans Le Courrier ACF MC, « Édition spéciale : Le rêve » ; et aussi, de ce petit fragment clinique venu à point nommé. Aïcha, 5 ans vient à sa séance la semaine de la rentrée des classes où elle n’était pas retournée depuis le début du confinement, elle m’adresse cette petite phrase précise : « Tu sais moi je fais des cauchemars dans la cour de récréation et pourtant je ne dors pas. »

Pour la psychanalyse, le cauchemar est un rêve qui, suivant l’enseignement de Jacques Lacan, ne relève pas du seul sommeil. Aussi le lecteur de ce Scilicet est-il invité à découvrir le volume avec cette référence en quatrième de couverture, véritable boussole extraite de son Séminaire « Le moment de conclure » : « On passe son temps à rêver, on ne rêve pas seulement quand on dort ».[2]

Cet ouvrage rend compte de la pratique contemporaine des psychanalystes d’orientation lacanienne, d’une psychanalyse orientée par le réel et de son élucidation. C’est ainsi que Valeria Sommer-Dupont lors de sa conférence au Séminaire d’Étude en février dernier a présenté ce programme : « Parler du rêve nous amène à parler de l’inconscient, de l’interprétation, de la place de l’analyste face à cette production de l’analysant. »[3] Et elle ajoute donc « du transfert » parce que ce qui intéresse les psychanalystes, ce sont « les rêves sous transfert. »

À sa parution, la Présidente de l’AMP, Angelina Harari le présente ainsi  « Scilicet-Rêve : cinq volumes ! – un pour chacune des langues de l’AMP, retenues parmi toutes celles qui s’y parlent. (…) au cœur de cet ouvrage, à la fois la dimension multilingue de l’AMP et le transfert de travail inter-Écoles »[4]. Il fait série avec les sept volumes précédents de Scilicet sous la direction de J.-A. Miller.

Cette publication est d’autant plus précieuse que ce VIIème Congrès de l’AMP à Buenos Aires annoncé en avril 2020 puis repoussé en décembre ne peut pas se tenir du fait du cauchemar provoqué par la COVID 19, auquel le monde entier est confronté et dont les effets délétères ne cessent de s’imposer à chacun-e. Ce volume est le résultat du travail des sept Écoles de l’AMP qui composent l’École Une. C’est le huitième Scilicet de la série, il conduit son lecteur d’étonnement en surprises. Si l’étonnement se renouvelle d’un volume à l’autre de la série des Scilicet, des surprises propres à celui-ci introduisent du nouveau, particulièrement, dans sa conception. 

Je vais tenter de dire ce qui a retenu mon attention dans la confection minutieuse de l’ouvrage qui relève de l’énonciation au service de la transmission de la psychanalyse lacanienne par les psychanalystes de sa communauté. L’expérience analytique, l’éthique du bien-dire qui s’en dégage et sa théorisation depuis la découverte de la psychanalyse par Freud sont « trouvaillés »[5] tout au long des plus de deux cents pages que compte l’ouvrage.

Étonnement

Comme pour chacun des volumes Scilicet, chaque auteur de celui-ci est psychanalyste, membre d’une des sept écoles de l’AMP. 

La mise à l’étude du rêve dans le nouage de son usage dans la cure lacanienne et de la conceptualisation de son interprétation répond aux impasses de la pratique. Depuis la découverte de Freud jusqu’à aujourd’hui, faire de l’impasse issue se réalise toujours et encore dans le remaniement des concepts comme l’indique précisément Jean-Robert Rabanel dans sa conférence préparatoire au Congrès[6]. L’ouvrage est construit à partir de cette indication rappelée par Michèle Astier dans l’introduction de son texte intitulé : « Le rêve, ça parle, ça pense, ça montre… » écrit pour le Séminaire d’Étude « Partons du commencement : comme nous l’a appris J.-A. Miller, avec les séminaires de Lacan, il convient de lire la fin avec le début »[7].

La découverte de la psychanalyse par Sigmund Freud est qualifiée par J.-A. Miller comme « celle de ces déchets de la vie psychique, de ces déchets du mental que sont le rêve, le lapsus, l’acte manqué et, au-delà le symptôme »[8]. Dans sa conférence, Jean-Robert Rabanel indique ceci : « Freud a inventé la psychanalyse à partir de ses rêves, au moment de son auto-analyse. Le rêve, en lui-même, occupe une place primordiale dans la découverte de la psychanalyse. »[9].

Lacan en opérant son retour à Freud, réhabilite les concepts freudiens et la cure permettant ainsi à la psychanalyse de sortir des déviations qu’elle subissait et de retrouver selon l’expression de Lacan son « soc tranchant » dans les variations de la clinique et de ses théories. À partir de là et au-delà, Lacan invente l’orientation lacanienne dont J.-A. Miller, lecteur et éditeur des Séminaires de Lacan, n’a de cesse de poursuivre l’élucidation pour rendre compte de l’actualité de la clinique et des impasses de la civilisation. Dans cette révision et transformation de la psychanalyse, la théorie du rêve reste centrale, c’est ce qui se découvre au fil de la lecture du Scilicet. Les textes un par un invitent le lecteur à se poser la question : « Rêvons-nous différemment au fil de l’expérience analytique ? »[10] du début de l’analyse jusqu’à sa fin.

C’est sur cette voie que chaque texte traverse l’incontournable découverte de Freud sur le rêve et l’inconscient avec sa conceptualisation de la science des rêves. Dans son ouvrage L’interprétation des rêves publié en 1900, il formalise que « L’interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient »[11]. Cette lecture des travaux de Freud, se fait à la lumière de l’élaboration de Lacan qui fait passer du rêve freudien dit par l’analysant et interprété par l’analyste au rêve lacanien dans lequel l’analysant rêve et son rêve l’interprète. Ceci change radicalement le travail du rêve dans la cure et la cure elle-même.  Retenons cette phrase de J.-A. Miller mise en exergue, en ouverture de la troisième section : « On peut néanmoins admettre » dit-il « que le rêve, le lapsus, le mot d’esprit, ça se lit. Ce qu’on appelle interpréter, c’est lire autrement »[12].

Surprise 

Ce nouveau Scilicet est introduit par une brève présentation de l’ouvrage et du choix de sa réalisation par la présidente de l’AMP, Angelina Harari et non par les deux directeurs du Congrès. Cette présentation met l’accent sur la politique de l’AMP et de l’École Une contrairement aux volumes précédents où l’introduction par le directeur du Congrès mettait au premier plan le savoir.

À la fin de la présentation, le volume s’ouvre avec le texte de J.-A. Miller, “Réveil” écrit en 1979. Il ne s’agit pas ici de proposer une étude de ce texte, quelques lignes n’y suffiraient pas, mais plutôt de tenter d’éclairer cette question : pourquoi ce texte a-t-il été choisi en ouverture du thème : « Le Rêve. Son interprétation, son usage dans la cure lacanienne » alors que la question du rêve ne vient dans le texte qu’à l’avant-dernière page ?

Ce texte court, resserré et incisif est une référence majeure de la pratique lacanienne. Son titre « Réveil » est « comme un fil à suivre, aussi bien dans les textes freudiens que dans les écrits et dits de Lacan »[13] qui donne le goût et le ton au lecteur. Réveil est un des noms du réel. La pratique de Lacan est « d’inspirer à un analysant le dur désir de réveil » indiquant ainsi la pente du désir à dormir d’un sujet dérangé par son symptôme.

Dès la première phrase, J.-A. Miller annonce, se fondant sur « l’on dit » de ses analysants, qu’il cherche à s’expliquer à lui-même « la pratique actuelle d’un psychanalyste nommé Lacan »[14] ainsi que sa poursuite par la troisième période de son Séminaire : la rencontre du réel. Cette pratique de la psychanalyse par Lacan reste aujourd’hui encore « traumatisante » pour la communauté analytique. J.-A. Miller oppose deux pratiques de la psychanalyse, celle du sommeil, « la mauvaise » et celle du réveil, « la bonne », celle de Lacan qui invente pour cela des séances brèves et la scansion. Mais ce qu’il découvre, c’est que le réveil au réel est impossible. La fonction de la séance lacanienne scande la rencontre toujours manquée du réel.  

C’est sur ce point que J.-A. Miller amène la question du rêve et de son interprétation en tant que présence de l’analyste en rappelant ce qu’énonce      Lacan : « l’inconscient implique qu’on ne rêve pas seulement quand on dort »[15].

À la fin du texte, J.-A. Miller propose un programme de recherche à son lecteur concernant le rêve, le fantasme, l’hallucination, le délire à partir de la formule de Lacan tout le monde délire.

Inédit !

Réveillé par le texte de J.-A. Miller, le lecteur entre dans le corps de l’ouvrage à la rencontre d’une myriade de textes brefs, concis, subtils, des bouts de savoir, des « pièces détachées » rendant compte du savoir toujours en dérangement de la psychanalyse.

En effet, Scilicet n’est pas un ouvrage collectif, c’est celui de la communauté de travail de l’École Une. Lacan a inventé son École pour la psychanalyse dans laquelle les psychanalystes ne sont liés ni par l’identification au groupe ni par l’ordonnancement des fonctions mais par un lien social inédit orienté par le réel en tant qu’impossible à supporter. L’École pétrie par le réel rassemble « des épars désassortis »[16], selon l’expression choisie par Lacan. Chaque analyste, membre d’une École de l’AMP, y est admis à partir de son propre rapport à la Cause analytique. En conséquence, chaque-un des cent auteurs a écrit dans la solitude que requiert l’acte tel que Lacan l’a formulé.

Quatre-vingt-huit produits de cartel écrits par des cartellisants des différentes Écoles de l’AMP réunis dans vingt-deux cartels. Chaque cartel a mis au travail un des vingt-deux items choisis avec grand soin par le bureau de l’AMP afin de favoriser une recherche resserrée et problématisée sur le rêve dans la psychanalyse lacanienne. Silvia Elena Tendlarz, coordinatrice générale du volume, le présente ainsi : « Il interroge le rêve, au singulier, le rêveur et son récit, et son usage dans le traitement analytique selon l’orientation de Lacan, du début de l’analyse jusqu’à sa fin, dans la passe et au-delà de la passe, l’outrepasse »[17].

De chaque cartel sont extraits et publiés, dans une série ayant pour titre un item, les textes de quatre des cinq cartellisants. 

Mais là où le lecteur pourrait se laisser prendre dans un agencement ordonné des textes du début de la découverte freudienne au Tout dernier enseignement (TDE) de Lacan, l’édition brouille les pistes.

Il y a un trou au cœur de l’ouvrage, un texte n’existe pas, c’est celui du plus-un qui a œuvré et veillé à la mise au travail de l’item, l’au-moins-un qui permet l’opération. Ceci fait écho au vide qu’il y a au fondement du langage qui ouvre à la considération du réel. Chaque tentative de mettre en ordre le réel, d’encadrer l’impossible à supporter, l’impossible de la pratique de la psychanalyse aboutit à une impasse. Dans le réel, il n’y pas de classement possible. 

Ces vingt-deux éléments, chacun avec un titre, tels des semblants de chapitre sont rassemblés en « six sections » ainsi nommées par la présidente dans sa présentation. La section n’est pas la partie d’un tout, elle indique la coupure, la scansion d’avec les autres discours. Ces six sections sont numérotées sans titre mais en exergue de chacune, une citation brève extraite du cours de J.-A. Miller « L’orientation lacanienne » qui n’indique aucune progression mais qui vient rythmer et ponctuer le livre telle que la coupure dans la séance analytique enseignée par Lacan y invite.

Dans sa présentation du volume, Angelina Harari précise que la production écrite issue d’un travail de cartel n’est pas une première. C’est la dimension de la mise au travail de chacun des items dans un cartel inter-Écoles en plusieurs langues qui est inédite.

Références

Références
1 Le Courrier ACF MC, Édition spéciale : LE RÊVE N° 1 et N° 2, mai 2020, N° 3, juillet 2020.
2 Lacan J., Le Séminaire livre XXV« Le moment de conclure», inédit.
3 Le Courrier ACF MC, Édition spéciale : LE RÊVE N° 1, mai 2020, p. 4.
4 Harari A., Blog du Congrès de l’AMP, www.congresoamp2020.com/fr.
5 Néologisme de Nathalie Georges-Lambrichs issu de la contraction de travail et trouvaille.
6 Rabanel J.-R., Le Courrier ACF MC, « Édition spéciale : LE RÊVE N° 3 », juillet 2020, p. 4.
7 Astier M., Le Courrier ACF MC, « Édition spéciale : LE RÊVE N° 2 », mai 2020, p. 4.
8 Miller J.-A., « Le salut par les déchets », Mental N24, p. 9.
9 Rabanel J.-R., Le Courrier ACF MC, « Édition spéciale : LE RÊVE N° 3 », juillet 2020, p. 4.
10 Tendlarz S.E., « Scilicet. Le rêve », Lacan quotidien no  894, 23 juin 2020.
11 Freud S., L’interprétation des rêves,Paris, PUF, 1967, p. 517. 
12 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le Tout dernier Lacan », cours du 2 mai 2007.
13 Miller J.-A., « Réveil », Scilicet, « Le rêve. Son interprétation, son usage dans la cure lacanienne », Collection rue Huysmans, p. 11.
14 Ibid.
15 Ibid. p. 14.
16 Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.
17 Tendlarz S.E., « Scilicet. Le rêve », Lacan quotidien no  894, 23 juin 2020.

Claudine Valette-Damase

Claudine Valette-Damase est psychanalyste, membre de l’ECF.