Témoignage de lecture de Lacan Quotidien – partie 1

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La théorie du genre

Je propose un témoignage de la lecture du Lacan Quotidien, n°928 et de la formidable conversation entre Jacques-Alain Miller et Éric Marty dans le numéro 927.

Pourquoi témoignage de lecture ? Pour moi, ce numéro de Lacan Quotidien est un acte. Il vise à faire entendre à la communauté analytique, à l’opinion éclairée, qu’un processus est à l’œuvre qui modifie profondément les conditions de nos existences, transforme nos façons de penser et bouleverse nos repères. Nous n’en mesurons pas encore les conséquences, nous n’en saisissons pas encore forcément les modes de manifestations, mais cela est déjà à l’œuvre de façon inexorable. En prenons-nous acte ou pas ?

Il ne s’agit pas de savoir si nous sommes d’accord ou pas avec ce changement, de toute façon, il est là. Il s’agit de savoir comment nous allons faire avec ce nouveau paradigme en reprenant le terme de Thomas S. Kuhn. Au fond, nous vivons dans un monde régi par la physique quantique tout en continuant, dans notre quotidien, à être confortablement installés dans la physique classique.

Donc, première chose, consentons-nous à l’interprétation de J.-A. Miller, selon laquelle un nouveau signifiant maître, un nouveau discours dominant est à l’œuvre ?

C’est ce que nous indique É. Marty dès les premières lignes de son livre Le sexe des modernes : « Le genre (gender) est le dernier grand message idéologique de l’Occident envoyé au reste du monde. Comme pour la plupart des précédents, son origine conceptuelle et abstraite n’a pas entravé son triomphe sur une grande partie de la planète, et le fait de heurter une croyance apparemment fondatrice, une Ur-doxa, sur le caractère naturel de la différence des sexes n’a pas empêché ce message d’avoir ici ou là force de loi, d’instaurer de nouvelles règles morales, de devenir une norme managériale pour les grandes entreprises internationales, et même de modifier les langues, non seulement par l’émergence d’un vocabulaire nouveau (cisgenre, genderfluid…), de très nombreux sigles (LGBT+, MtF…), mais d’un nouveau régime articulatoire d’expression avec l’écriture et la parole inclusives. [1]»

J.-A. Miller reconnait ce statut au concept de genre même si É. Marty se livre tout au long de son ouvrage à sa précise et patiente déconstruction. Cela ne l’empêche pas d’avoir le statut qu’il a aujourd’hui dans le monde :

« Certes, il faut rendre les armes au mot, sinon au concept du genre, gender. Il n’aurait pas cet écho, il ne serait pas devenu pour beaucoup à la fois un slogan et une évidence, s’il n’était pas en sympathie, syntonie, résonance, avec ce qui travaille le moment présent de notre civilisation, avec son « malaise », selon le mot de Freud, avec « ce qui chemine dans les profondeurs du goût » (Lacan).

Non, « la théorie du genre » n’est pas un complot, ce n’est pas une imposture, elle dit quelque chose de très profond sur notre actualité, modernité ou postmodernité. Il est d’autant plus fascinant de voir en vous lisant que ces idées aujourd’hui triomphantes sont issues à l’origine d’un étonnant bricolage théorique en équilibre instable, où le paralogisme le dispute à la songerie. [2]

Miller J.-A., « OURAGAN SUR LE « GENDER » ! », Lacan Quotidien, n° 925

Nous avons pu remarquer depuis déjà un moment que le concept de genre avait envahi l’espace des discours, provoqué des modifications profondes dans les modes de vie et même dans les modes de jouir. Plusieurs collègues, dont Clotilde Leguil, ont écrit des ouvrages interrogeant la théorie du genre. Ils se sont surtout intéressés à la façon dont elle se distinguait des dernières élaborations de Lacan sur la sexualité féminine et la féminité. Celles-ci permettent de traiter la question de la sexualité au-delà du primat du phallus et avec la catégorie du pas-tout, ouvrent à la question d’une jouissance qui peut se situer en dehors ou au-delà de la différence des sexes. À ce titre, c’est à partir de la sexualité féminine que peut s’interroger la différence des sexes, en tant que l’Autre sexe relève toujours du féminin.

Ces travaux avaient en grande partie pour but d’extraire la distinction entre la théorie du genre et la psychanalyse réduite au primat du phallus et à la métaphore paternelle. En effet, Judith Butler est partie des travaux des structuralistes, en particulier de Lacan, mais aussi bien de Lévi-Strauss, Barthes, Deleuze, Derrida et Foucault pour construire la théorie du genre. Elle est partie de leurs travaux en s’appuyant sur eux, ou plutôt contre eux, c’est-à-dire en les retournant, en les transformant, en les mettant à sa main. Si elle lit Jacques Lacan avec attention et sérieux, elle ne tient compte que de la période classique de son enseignement où la sexualité est placée sous le primat du phallus, où l’identification du sujet relève de son rapport au Nom-du-Père et à la métaphore paternelle. Elle ne prend absolument pas en compte les dernières élaborations de Lacan après le Séminaire Encore [3] sur la féminité.

Ces divergences pointées par J. Butler entre sa théorie et la psychanalyse lacanienne ont conduit nombre de ceux qui se reconnaissent dans la théorie du genre à considérer que ces deux théories s’opposaient. Plus la théorie du genre s’est déployée, plus elle a laissé les genres et les identités proliférer, plus elle s’est opposée à la psychanalyse, ce qui semble logique dès lors que leurs réponses à l’absence du rapport sexuel ne sont pas du même ordre.

D’un côté, à la place du trou produit par l’absence de rapport sexuel, on assiste à une prolifération du genre, à une multiplicité des identités, une création foisonnante de lettres et de sigles. De l’autre, au lieu du trou, la psychanalyse tente de serrer un mode de réponse au singulier qui préserve la part d’opacité et de mystère du corps parlant. Ce qui vaut pour l’un ne vaut pas pour l’autre et ne fonde pas une communauté. Il semble donc qu’un fossé se soit creusé entre la théorie du genre et la psychanalyse.

Si l’on comprend dès lors le relatif peu d’intérêt des psychanalystes pour la théorie du genre, la donne change dès qu’elle vient occuper la place dominante dans la plupart des pays civilisés, et en tout cas dans tous ceux où s’exerce la psychanalyse. En effet, nombre de parlêtres se reconnaissent dans cette théorie et placent en elle des espoirs pour mieux vivre avec le malaise qu’ils ressentent dans leur rencontre avec la sexualité.

Or, l’opposition des tenants de la théorie du genre à la psychanalyse se conjugue le plus souvent à une attirance prononcée pour les thérapies comportementales. Il ne s’agit pas d’un hasard, car la conception de la théorie du genre par J.Butler, si elle trouve son fondement dans la sociologie, trouve aussi ses racines dans la langue anglo-saxonne comme le montre É. Marty et s’ancre dans une idéologie du faire et du performatif. Nous retrouvons donc avec la théorie du genre les mêmes écueils que ceux précédemment rencontrés dans la bataille de l’autisme.

Le livre d’É. Marty pointe la position dominante de la théorie du genre dans les discours de la modernité. Elle a réussi à occuper une telle place parce qu’elle répond à des aspirations, voire des exigences des parlêtres face au malaise croissant de la civilisation. Celui-ci provient d’un processus de ségrégation sans précédent du fait de l’alliance des discours de la science et du capitalisme.

Mais surtout le travail d’É. Marty est de faire apparaître la façon dont la théorie du genre s’est construite dans un échange, certes un peu unilatéral entre la théorie américaine et ce qu’on a appelé outre-Manche, la French Theory.

Il montre en effet les allers et retours qui ont pu avoir lieu entre la France et les USA, les universités nord-américaines, entre les « maîtres » du structuralisme et du poststructuralisme et les universitaires américains. C’est dans le creuset de ces échanges que la théorie du genre a pu se construire. Celle-ci est donc née d’un dialogue, dans l’esprit, entre J. Butler et la psychanalyse, particulièrement la psychanalyse de Lacan.

Ce livre permet ainsi de faire ressurgir ce moment de la vie des idées et de rendre visible à ceux qui ne l’ont pas connu ses enjeux et ses protagonistes. Il cerne en particulier les malentendus conceptuels qui ont pu émailler cette histoire et surtout ce qui se présente comme des façons radicalement différentes de penser. L’exemple le plus important réside, il me semble, dans la façon d’entendre « la notion de performatif » que l’on doit à Austin. D’un côté, on en reste à un pragmatisme qui mesure les effets de la parole, de l’autre, on doit élaborer une structure subjective répondant à la relation entre le Je et le Tu. Et c’est ce concept de performativité qui est justement au centre de la théorie du genre.

Le livre d’É. Marty permet donc de réinstaurer entre psychanalyse et théorie du genre un débat propice à trouver de façons nouvelles d’interroger de nouveau et d’interpréter le lien entre les deux.

La conversation entre J.-A. Miller et É. Marty, c’est un véritable régal d’intelligence, de dialogue où le respect de l’un pour l’autre, permet à chacun d’avancer dans la façon dont il traite sa question propre. En effet, c’est ce qui nous donne la raison de ce qui va suivre. Si le livre d’É. Marty se présente comme une patiente et précise déconstruction de la théorie du genre, s’il donne des outils pour saisir ce qui est en jeu, il n’indique pas forcément l’orientation à faire valoir pour permettre d’interroger la théorie du genre.

Comment réintroduire un espace, un temps où du sujet puisse advenir, où l’exigence puisse se faire énigme, où la certitude vire à la perplexité ?

Cette conversation avec É. Marty permet à J.-A. Miller de trouver ce coin à introduire dans la théorie du genre, afin qu’un trou puisse apparaître dans ce lieu voué à la production incessante. Enfin, il serait plus juste de dire que J.-A. Miller trouve ce coin présent depuis le début dans la théorie du genre, trou que l’on ne cesse de vouloir ravauder :

« Ce qui caractérise les auteurs du gender – j’aimerais savoir si vous êtes d’accord avec cette idée, mais je le crois, puisque je l’ai trouvée exprimée dans votre livre – c’est le refus, la négation, l’annulation de l’opposition masculin/féminin, de la différence sexuelle. On comprend par là pourquoi le transsexuel est un véritable obstacle épistémologique pour eux, puisque personne ne croit davantage à la différence sexuelle qu’un transsexuel vrai. Cela contraste évidemment avec ce que vous appelez « la prolifération en principe sans limite des possibilités de genre » comme avec la fluidité du genre. [4]»

Miller J.-A., « Entretien sur « Le sexe des Modernes » », Lacan Quotidien, n° 927, 29 mars 2021

L’obstacle interne à la théorie du genre, c’est le trans en tant qu’il vient contredire la fluidité du genre. Dès lors, on passe du En tous genres du LQ 925 [5] au 2021 Année Trans du LQ 928 [6] qui sonne comme un titre à la Gainsbourg. 

En somme, Miller pointe ce qui fait symptôme dans la théorie du genre. Alors que cette dernière vise à défaire la différence des sexes, la binarité pour lui substituer le fluide et la multiplicité ; le transgenre lui, croit à la différence des sexes, à l’identité sexuelle jusqu’à en passer par la chirurgie.

J.-A. Miller note d’abord que la crise du trans, crise qu’il substitue à la domination du genre, vient juste de surgir dans l’espace des idées, elle n’a pas trois mois. Si la domination du genre est assurée depuis un certain temps, la crise du trans, elle, vient d’émerger et on peut penser qu’elle vient toucher, d’une façon ou d’une autre, à la prédominance du genre. De ce point de vue, on peut l’entendre comme une crise de la théorie du genre.

Dès le début de son texte, il se livre à des jeux de mots et prend un ton primesautier qui peut sembler ne pas convenir à la situation. On sait en effet que l’humour, l’ironie ne sont guère prisés par les tenants du genre, et les trans dès lors qu’il touche à leur identité. Mais, en fait ce ton est le ton juste pour introduire la dimension de lalangue et de l’équivoque dans un espace où la nomination tend à fixer l’être, même si la fluidité tente d’introduire du jeu, ce qui n’est justement pas le cas du trans.

Le ton qu’adopte J.-A. Miller, pas seulement dans ce texte, me semble le même que celui introduit par Lacan dans l’« Allocution sur les psychoses de l’enfant [7]».

Au lieu même où le drame, un processus de ségrégation sans précédent, semble pousser vers le tragique, Lacan introduit, en jouant sur son histoire, la dimension de la gaieté et de la joie, comme traitement de la tristesse, mais aussi bien comme façon de rencontrer la psychose.

En plus de ce ton ironique, J.-A. Miller se livre à l’exercice du témoignage. Il nous confie la série de ses lectures, parle de son itinéraire intellectuel peu soumis à l’esprit de sérieux. S’il se livre ainsi à cet exercice de façon quelque peu décalée, c’est pour reprendre la forme des récits consacrés aux trans, et même les témoignages que nous livrent certains d’entre eux. La vie s’y traite comme un ensemble de signes que le sujet va s’approprier, auquel il va s’accrocher, ou bien qui vont le déterminer à son corps défendant. Il ne faut pas forcément considérer cela comme une subjectivation, mais plutôt comme un habillage, l’image d’une identité ou comme la percussion du corps par un objet, un mot, une image qui viennent faire fixation.

Enfin, J.-A. Miller nous confie la rencontre de sa vie, celle qui a déterminé son existence, en dressant de Lacan un portait digne des Contes d’Hoffmann, faisant surgir de façon subtile une inquiétante étrangeté. L’évocation de Lautréamont ne fait que renforcer cette ambiance de fantastique et de cruauté. Il introduit ainsi une nouvelle forme de trouble dans le genre et dans le trans.

Lacan était un diable, qui tout en n’étant aucunement hypocrite, n’avait aucune bonne intention et se foutait de la jouissance distributive. En somme, le parfait portrait de quelqu’un de non consensuel, de quelqu’un qui n’est pas une bonne personne selon les règles actuelles du politiquement correct. Comble de malheur, Miller entre dans sa famille en épousant sa fille, la bien nommée Judith.

Suit la scène de séduction inévitable dans ce style de récit, mais quelque peu surréaliste ou baroque, c’est selon. Lacan attrape Miller en lui mettant dans les mains Les fondements de l’arithmétique de Frege, l’emprisonnant sans coup férir à la place du logicien.

Viennent enfin les aveux, sorte de coming-out obligé, là encore dans ce style de récit. J.-A. Miller a été victime des abus de son beau-père, abus multiples et variés. Mais il l’avoue, il a pris un plaisir certain à cette relation, allant jusqu’à l’inceste « moral et spirituel ». Enfin il réserve ses aveux aux autorités judiciaires tout en ne cédant pas sur son indépendance de jugement.

J.-A. Miller est donc une victime comme les trans, ce qui lui permet dès lors de parler avec eux, de dialoguer puisqu’ils font partie de la même communauté.

En dehors du fait que ce moment de bravoure est un véritable régal, il nous permet de saisir que n’importe quelle vie peut se narrer en prenant la place de la victime, de celui qui est maltraité par l’autre. Il faut même reconnaître que par moment, il est plutôt difficile de ne pas céder à ce penchant de la victimisation, dès lors qu’il pourrait s’agir de la seule façon de se faire entendre. Et c’est justement ce à quoi J.-A. Miller ne cède pas comme il en témoigne de façon subtile à la fin de son récit.

Références

Références
1 Marty É., Le sexe des modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre, Seuil, Paris, 2021, p. 11.
2 Miller J.-A., « OURAGAN SUR LE « GENDER » ! », Lacan Quotidien, n° 925, 24 mars 2021, p. 3-4, disponible sur internet : https://lacanquotidien.fr/blog/2021/03/lacan-quotidien-n-925/»
3 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975.
4 Miller J.-A., « Entretien sur « Le sexe des Modernes » », Lacan Quotidien, n° 927, 29 mars 2021, p. 12, disponible sur internet : https://lacanquotidien.fr/blog/2021/03/lacan-quotidien-n-927/.
5 Lacan Quotidien, n° 925, En tous genres, 24 mars 2021, disponible sur internet : https://lacanquotidien.fr/blog/2021/03/lacan-quotidien-n-925/.
6 Lacan Quotidien, n° 928, 2021 Année Trans, 25 avril 2021, disponible sur internet : https://lacanquotidien.fr/blog/2021/04/lacan-quotidien-n-928/.
7 Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 361-371.

Jean-Pierre Rouillon