3 Questions à

Crédit photo : Ricardo Esquivel sur Pexels

Valentine Dechambre a rencontré Aurélie Pfauwadel, co-directrice des 51e JOURNÉES DE L’ECF – LA NORME MÂLE qui se dérouleront en visioconférence les 20 et 21 novembre 2021.

Inscriptions ouvertes sur : https://events.causefreudienne.org/

Q1 – Valentine Dechambre : Le thème des prochaines journées de l’ECF nous met au pied du mur de phénomènes inédits dans la civilisation dans le champ de la sexuation, du fait de l’évaporation du père et de l’extension du règne de la norme par le discours scientifique. N’est-ce pas la tâche que nous a laissée Lacan d’interpréter, dans la discorde des discours, les questions qui contiennent des enjeux cliniques, et donc qui nous concernent ?  

Aurélie Pfauwadel : Oui, vous faites là écho à cette phrase de Lacan des Écrits, à laquelle nous aimons nous référer, où il dit de l’analyste : « qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des langages » et qu’« y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque [1]». Nous avons souhaité, avec Damien Guyonnet, représenter sur l’affiche des 51e Journées cette actualité d’une guerre des discours, par la référence aux collages néo-féministes qui attaquent aujourd’hui frontalement la « norme mâle » dans l’espace public.

Aussi, Jacques-Alain Miller a récemment réveillé le Champ freudien au sujet du diagnostic proliférant de « dysphorie de genre » appliqué aux enfants, sur la nécessité pour les psychanalystes d’exercer leur vigilance critique quant aux enjeux cliniques des nouvelles formes de malaise dans la civilisation [2].

Dans L’envers de la psychanalyse [3], Lacan attribue au discours analytique ce privilège de pouvoir mettre à nu les différents types de normes dont font usage les autres discours en tant que la psychanalyse prend pour objet la jouissance intime qui déborde justement les normes du sujet.

Ce qui confère à la psychanalyse ce statut excentré dans la topographie des discours, c’est qu’elle est avant tout une praxis. Depuis la lucarne que lui offre son expérience (analysante et clinique), l’analyste peut se risquer à lire les phénomènes de civilisation. Mais il ne s’agit en aucun cas de formuler une nouvelle idéologie, ni une « conception du monde » (Weltanschauung) comme Lacan ne cessait de le répéter. Dans « L’étourdit », Lacan évoque joliment ce « jour rasant que le discours analytique apporte aux autres [4]», en tant qu’il constitue un lien social inédit. C’est que le discours analytique est celui « qui se tient aussi près qu’il est possible de ce qui se rapporte à la jouissance [5]». De là la difficulté de la position de l’analyste !

Concernant les phénomènes inédits dans le champ de la sexuation que vous évoquez, l’enseignement de Lacan nous offre en effet les outils qui nous permettent d’appréhender les nouveaux symptômes caractéristiques de notre société des normes, où la pluralité des modes de jouir a évincé la domination de l’Un paternel et de l’Un phallique sur la jouissance, opérant donc une conversion de perspective, de l’Un vers le multiple.

La généalogie lacanienne de la société de normalisation, moins connue que celle de Foucault, la précède pourtant, qui met en exergue cette substitution des normes à la Loi – dont Éric Marty, dans Le sexe des Modernes, fait « l’acte qui rend concevable l’expansion illimitée des genders [6]». En effet, l’une des thèses majeures du Séminaire XVII (énoncée quelques années avant La volonté de savoir) est que la conjonction de la science et du capitalisme modernes ont précipité le déclin du Nom-du-Père et entraîné des bouleversements profonds dans le discours du maître traditionnel, autrement dit dans les modalités selon lesquelles les sociétés contemporaines normalisent ou non les jouissances.

Le plus-de-jouir l’emporte désormais sur le Nom-du-Père (a > NP) qui régulait par la Loi et l’interdit, ainsi que le soulignait J.-A. Miller dans « Une fantaisie [7]». Dans la modernité, les signifiants-maîtres s’en trouvent modifiés et pluralisés en « essaim » de S1. La structure de nos sociétés ne répond plus à la logique du tout et de l’exception, mais à la logique du pas-tout, d’une constellation de normes diverses.

Ainsi, ce ne sont plus les normes symboliques, notamment sous les espèces de la loi, qui ordonnent le réel, mais c’est le réel déréglé, sous la figure de l’objet plus-de-jouir, qui détermine désormais des tentatives désespérées de normalisation. La velléité de normalisation par le biais des normes techniques et des normes chiffrées ne constitue pas la moins « obscène et féroce » de ces tentatives – réponse inhumaine de la science aux monstres qu’elle a elle-même engendrés.

Q2 – Valentine Dechambre : Dans le magnifique argument des J-51, vous relevez une déclinaison inédite du binarisme H/F « la masculinisation des femmes » et « la dévaluation du viril » et comment dans l’égalitarisme de pur semblant de notre époque, tout est possible ! Ce dont la prolifération infinie des identités de genre témoigne.  En faisant l’objection du réel, Lacan ne nous conduit-il pas plutôt à explorer dans la clinique les impossibilités singulières qui orientent un parlêtre ?

Aurélie Pfauwadel : Lacan nouait le déclin de la virilité à la dévaluation du père et à l’atteinte faite à la fonction paternelle. Dans son superbe texte « Bonjour sagesse », J.-A. Miller commente ainsi la thèse de Kojève sur « la dévirilisation du monde contemporain [8]» : dans nos sociétés égalitaristes, « la crise du père s’est prolongée en crise de l’homme [9]». Par conséquent, de la formule de la sexuation masculine élaborée par Lacan dans le Séminaire Encore, il reste « simplement le tous, le tous ensemble, le tous pareils, de la démocratie [10]». « Nous n’avons plus qu’un reste d’homme, du côté du pour tout x, formule de l’égalité, du droit pour tous, qui d’ailleurs absorbe aussi bien la féminité dans le monde contemporain. [11]»

Ainsi, la virilité a été dénudée dans sa teneur de semblant : là où les idéaux du père se trouvent émoussés, où la fonction du phallus se voit dévaluée, paraît ne subsister que le côté « parade » virile, artificielle et factice – autrement dit, « construite » pour reprendre un vocabulaire cher aux sciences sociales.

Mais, inversement, notre époque est aussi celle du « tous différents », où chacun revendique et veut faire reconnaître sa spécificité, voire son unicité. Ce mouvement concomitant va dans le sens de ce que nous appelons la « féminisation » du monde, selon la logique du pas-tout.

 Sur fond de la contestation du binarisme sexuel et de ce « désordre croissant dans la sexuation [12]», nous observons aussi bien la prolifération infinie des identités que vous évoquez (LGBTQI+), que le refus de toute assignation identitaire (par le mouvement queer à la suite de Foucault ou par Paul B. Preciado [13] aujourd’hui). Sans doute, la perspective des luttes politiques, et les espoirs dont elles sont porteuses, induisent un biais utopiste et volontariste qui met l’accent sur la dimension des « semblants » à l’œuvre dans les différentes positions en jeu.

À l’encontre d’une certaine rhétorique de l’autocréation, la psychanalyse lacanienne objecte la fixité des modes de jouir de chacun. Pour autant, admettre des fixations de jouissance n’implique pas de les assimiler à des « identités » subjectives ou psychologiques. La psychanalyse est une clinique du détail qui cherche à repérer ce qui fait signe du sujet (de l’inconscient) et de son mode de jouir singulier, au-delà des étiquettes communautaires et collectivisantes derrière lesquelles il peut se dissimuler. L’expérience analytique, loin de pétrifier le sujet sous des catégories, des classes ou des nominations extérieures, met en fonction le sujet divisé, ce qui a pour effet de permettre au sujet évanescent de se défaire de ses signifiants-maîtres et de s’en défeuiller.

Cette désidentification trouve néanmoins sa limite dans une certaine immutabilité de la jouissance, dont l’inexorable puissance impérative impose la répétition. Chacun, dit Lacan, peut faire l’expérience « qu’il y a quelque chose qui se répète dans sa vie, toujours la même, et que c’est ça qui est le plus lui. Qu’est-ce que ce quelque chose qui se répète ? un certain mode du jouir. Le jouir de l’être parlant s’articule, c’est même pour ça qu’il va au stéréotype, mais un stéréotype qui est bien le stéréotype de chacun [14]».

Selon Lacan dans la droite ligne de Freud, le « troumatisme » qui frappe le sexuel est logiquement antérieur à toute répression sociale. La jouissance sexuelle, à ne pas répondre à un programme instinctuel, est dysharmonique au corps, elle est toujours en excès ou en défaut : « sur ce point il n’y a aucune chance que ça réussisse jamais […]. Disons que, pour le parlêtre, la sexualité est sans espoir [15]». Ce ratage structurel est ce que Lacan a désigné de l’aphorisme « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Ce qui foisonne à la place du non-rapport sexuel, ce sont les symptômes. Le symptôme est cette écriture sauvage de la jouissance qui détermine pour chacun « ce qui ne cesse pas de s’écrire » au lieu même de ce qui ne s’écrit pas.

C’est pourquoi, même si les avancées politiques, culturelles et sociales peuvent desserrer l’étau normatif du dit « système de domination patriarcale » qui oppresse objectivement certains sujets – ce qui n’est déjà pas négligeable ! – elles ne pourront jamais résoudre cet impossible. La psychanalyse vise plutôt à cerner le sinthome qui est écriture unique et originale de la jouissance au lieu de cet impossible.

Q3 Valentine Dechambre :  Avec ce thème, les prochaines Journées ne constituent-elles pas un moment de passe décisif pour la psychanalyse lacanienne dans l’opinion publique ? On sait combien les clichés sont tenaces concernant la connexion de la psychanalyse au régime du père et de l’ordre phallique…  

Aurélie Pfauwadel : Nous souhaitons en effet faire entendre avec ces Journées la subversion lacanienne et la modernité de la pratique analytique.

Est-ce l’« opinion publique » qui range la psychanalyse dans les pratiques conservatrices, voire réactionnaires, ou bien certains milieux militants ou universitaires (néo-féministes, deleuziens, foucaldiens…) qui ne font le plus souvent que perpétuer et renouveler les critiques qui étaient déjà adressées à la psychanalyse dans les années 1970, à travers notamment la publication de L’anti-Œdipe [16] et de La volonté de savoir ? Rien de très nouveau sous le soleil quand on lit dans ce registre-là un Didier Éribon ou un Paul B. Preciado, il me semble.

Quoi qu’il en soit, il est crucial en effet de faire passer la spécificité de notre orientation au public. Nous tenons que Lacan, tout au long de son enseignement, s’est efforcé de penser les « conditions de possibilité » d’un discours non normalisant et d’une pratique hors normes. Il n’a pas négligé pour autant de chercher à saisir la façon dont chaque sujet, avec ou sans la norme mâle, tente de symptomatiser l’altérité débordante et irruptive de la jouissance.

Si un Nom-du-Père est ce qui fait norme pour un sujet, autrement dit ce qui canalise le sens et bride les débordements de jouissance, on comprend mieux pourquoi Lacan en est venu à pluraliser les Noms-du-Père. Il existe une multiplicité de façons de nouer et souder le sens à la jouissance et par là de borner et limiter l’un et l’autre. L’Œdipe n’est qu’une façon parmi d’autres.

De la même façon que le psychanalyste ne mène pas ses cures « au Nom-du-Père », avec pour visée de restaurer l’ordre symbolique défaillant, de même il ne pratique pas « au nom du Phallus », qui n’est qu’un semblant relativement à la jouissance. Ce que Lacan a distingué comme « jouissance phallique » ou « fonction phallique » à la fin de son enseignement renvoie à la part de la jouissance qui est soumise au régime « non/oui » de la castration, à la logique du tout et de l’exception et qui peut passer au sens et à la comptabilité – mais « pas toute » la jouissance ne peut être ainsi canalisée [17]. Certains sujets – de plus en plus nombreux ? – se passent de ces communes mesures, de ces semblants et inventent d’autres instruments pour réguler la jouissance en excès.

Nous le constatons dans notre pratique au quotidien : les configurations possibles quant à l’identification sexuée ou au choix d’objet sont infinies, purement singulières. L’éthique du psychanalyste consiste tout simplement à accompagner les sujets, au cas par cas, afin qu’ils puissent éventuellement trouver des solutions de jouissance plus satisfaisantes et plus vivantes pour eux-mêmes.

Valentine Dechambre :   Merci Aurélie pour ce magnifique éclairage sur le thème des J–51.

Lire les travaux préparatoires aux J-51 sur : https://journees.causefreudienne.org/

Références

Références
1 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.
2 Cf. Twitter @jamplus et Lacan Quotidien n°927, 928 & 929, disponibles sur : lacanquotidien.fr/blog
3 Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991.
4 Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 453.
5 Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 81.
6 Marty É., Le sexe des Modernes, Paris, Seuil, 2021, p. 16.
7 Cf. Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n°15, février 2005, p. 9-27.
8 Miller J.-A., « Bonjour sagesse », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 84.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Miller J.-A., « Présentation du thème du 9e Congrès de l’AMP », Un réel pour le XXIe siècle, Scilicet, 2013, p. 26. Cf. aussi Miller J.-A., « Le réel au XXI e siècle. Présentation du thème du IXe Congrès de l’AMP », La Cause du désir, n° 82, octobre 2012, p. 94.
13 Cf. Preciado Paul B., Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 2020.
14 Lacan J., « Déclaration à France-Culture en 1973 », Le Coq-Héron, nº 46/47, Paris, 1974, p. 3-8, disponible sur internet.
15 Lacan J., Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 94.
16 Deleuze G. & Guattari F., L’anti-Œdipe : capitalisme et schizophrénie, Paris, Les éditions de Minuit, 1972.
17 Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un » [2010-11], enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, inédit, publié sous le titre « L’Un tout seul », disponible sur internet.

Aurélie Pfauwadel

co-directrice des 51e JOURNÉES DE L’ECF - LA NORME MÂLE