PETITE CONTRIBUTION SUR LES FORMULES DE LA SEXUATION

Crédit photo : Luca Nardone sur Pexels
Crédit photo : Luca Nardone sur Pexels

Voici une petite contribution au Séminaire d’Étude consacré à la préparation du prochain Congrès de l’AMP sur le thème : La femme n’existe pas. Cette intervention propose quelques considérations sur le tableau des mathèmes de la sexuation qui se trouve dans le Séminaire Encore [1]. Dans le Séminaire suivant « Les non-dupes errent [2]», Lacan nommera ce tableau les formules de la sexuation.

« La femme n’existe pas. » D’où vient cette formule énigmatique de Jacques Lacan ? Pourquoi a-t-il écrit cette formule si paradoxale et à quel moment de son enseignement ?

Pour saisir cette phrase, il faut revenir à Freud selon lequel « l’anatomie, c’est le destin ». Il avance que l’organisation psychique des individus est déterminée par leur sexe biologique : garçon ou fille.

Lacan cherche à s’émanciper de ce modèle naturaliste. Énoncée au début des années 1970 après les événements de mai 1968, dans un contexte marqué par l’essor des mouvements féministes, cette formule condense ses élaborations sur la différence des sexes, en direction de la sexuation comme différence radicale, sans aucune possibilité de complémentarité ni d’harmonie.

Je vais tenter de mettre le focus sur les mathèmes de la sexuation, sur le chemin qui a conduit Lacan à formuler « La femme n’existe pas » dans son dernier enseignement orienté par le réel.

Brève introduction au tableau des formules de la sexuation

Au tournant des années 70, Lacan cherche à saisir et ce, dès le Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant [3], comment l’être parlant, que son anatomie le fasse homme ou femme, se situe par rapport à la jouissance sexuelle. Ce « se situer » par rapport à la jouissance sexuelle concerne la langue, le signifiant et le corps sexué, pas le corps de l’anatomie et la différence sexuelle en tant que ça pourrait faire rapport.

Lacan prévient ses auditeurs, le tableau pourrait faire « croire que vous savez tout [4]» mais en fait, il n’est exemplaire qu’ « à produire des malentendus [5]».

Cette figuration de « l’être parlant et son inscription dans le sexuel » se présente sous la forme d’un rectangle comportant une barre verticale qui sépare le tableau en deux ; du côté gauche se situe la « part homme » ou « l’homme comme tout », l’universel ou l’Un, du côté droit, la « part femme », ou la femme comme pas-tout ou L’Autre.

Le commentaire de ce qui est inscrit au tableau met en exergue la jouissance phallique et la jouissance féminine puis ouvre la suite de la leçon sur l’amour en tant qu’il supplée au rapport sexuel qu’il n’y a pas.

Ces formules obligent le lecteur du Séminaire Encore [6] à un retour aux séminaires antérieurs, en particulier aux deux précédents : D’un discours qui ne serait pas du semblant [7] et …ou pire [8] qui annonce le dernier enseignement.

L’Un sans l’Autre

Comme le rappelait Jean-Robert Rabanel, le mois dernier lors de l’introduction du Séminaire d’Étude [9] – dont la retranscription a été faite par Sylvie Poinas, responsable de la bibliothèque – « La femme n’existe pas » va de pair, disait-il, avec « l’Autre qui n’existe pas ». C’est cette boussole qui m’a mise au travail.

Y a d’l’Un va de pair avec « Il n’y a pas ».

Ce Y a d’l’Un qui peut se lire dans le Séminaire …ou pire [10] annonce le dernier enseignement de Lacan, celui de la jouissance et du signifiant tout seul, le S1, « signifiant pur » d’avant l’articulation. Le Lacan dit classique, lui, enseignait celui du primat de l’Autre, de la vérité et du désir. À partir du Séminaire …ou pire [11], il enseigne « le primat de l’Un dans la dimension du réel ».

Cet « Autre qui n’existe pas », Jacques-Alain Miller le met en correspondance avec « L’Un tout seul [12]», l’Un-tout-seul avec sa jouissance.

Il pose la question : « Quel est cet Un qui existe alors que l’Autre avec un grand A n’existe pas ? C’est le Un du signifiant [13]». Voilà ce qu’il indique : « L’Autre n’existe pas veut dire exactement que c’est le Un qui existe (…), c’est une autre façon de dire ce que Lacan avait jeté comme jaculation : Yad’lun [14]».

C’est en prenant appui sur la logique modale, la contingence et la théorie des ensembles que Lacan, dans ce Séminaire, souligne l’impossibilité, à partir de l’Un, d’accéder au deux. Il rend compte de « Yad’lun et rien de plus, mais c’est un Un très particulier, celui qui sépare l’Un de deux, et c’est un abîme [15]». L’inexistence du rapport de l’Un à l’Autre le conduira à énoncer : « Il n’y a pas de rapport sexuel », pas de rapport entre sexes, il y a les semblants pour faire avec la jouissance qui ne se partage pas.

Retour au Séminaire Encore et aux mathèmes de la sexuation

Ce Y a d’l’Un va trouver à se déployer à partir du Séminaire Encore [16] dans lequel Lacan reconsidère les bases conceptuelles de son enseignement à partir de la jouissance. Réel, symbolique et imaginaire y ont la même valeur. Lacan quitte le modèle théorique pour l’élucidation par « la manipulation des nœuds ».

Cette orientation par le réel qui en découle, le conduit à inventer « l’Autre qui n’existe pas », le parlêtre, lalangue, le corps parlant qui prennent le pas sur l’Autre, sur le savoir, le langage et le sujet.

Ce soir, je ne commenterai que la partie haute du tableau et ne ferai qu’évoquer la partie du dessous. Je poursuivrai cette étude à un autre moment du Séminaire ou bien dans un autre dispositif de travail.

Dans la partie haute du tableau, quatre formules propositionnelles, l’inconnue x, (homme ou femme selon la formule), les quantificateurs universel (V) et existentiel (E), le trait (–) au-dessus des termes qui indique la négation, enfin le Φ (phi) de la fonction phallique.

Quatre formules propositionnelles ; deux à gauche, deux à droite, l’être parlant s’inscrivant d’un côté ou de l’autre. Remarquons que Lacan ne dit pas homme ou femme mais être parlant.

À gauche, ligne du bas : Vx Φx indique que c’est par la fonction phallique que l’homme, comme tout, prend son inscription mais cela a une limite indiquée dans la formule qui se trouve à gauche, au-dessus : avec la négation sur Φx, « il existe un x non-phi de x », il existe un x par quoi la fonction phallique est niée. C’est ce qu’on appelle la fonction du père qui est de signifier la castration portant sur cet objet symbolique qu’est le phallus d’où procède la négation. Le tout repose donc sur l’exception.

À droite, se trouve l’inscription de la part femme des êtres parlants. Lacan précise : que l’on ait ou pas les attributs de la masculinité, il est permis de s’inscrire dans cette partie. Lacan inscrit la négation des formules de gauche : pas tout x est phi de x, il n’existe pas de x qui ne soit pas phi de x.

Je cite Lacan : « Telles sont les seules définitions possibles de la part dite homme ou bien femme pour ce qui se trouve être dans la position d’habiter le langage. [17]»

Au-dessous de ces fonctions, séparées par une barre horizontale, Lacan écrit d’autres lettres : du côté homme le sujet divisé $, et le phallus Φ, du côté femme, l’objet a, cause du désir, le rapport à l’Autre barré par le signifiant, signifiant du manque dans l’Autre, aussi bien la jouissance féminine, et le fait qu’il n’y ait pas de signifiant pour désigner La femme, , puisque le seul signifiant dans l’inconscient est le phallus.

En proposant ses formules de la sexuation, Lacan pose que, quel que soit le sexe biologique, c’est la position de chacun par rapport à la fonction phallique qui le situe dans une logique masculine, celle du « pour tous », ou féminine, relevant du registre du pas-tout. Avec la fin du règne du père, il apparaît de façon toujours plus patente que la formation d’un ensemble totalisant relève de l’impossible, car il n’y a aucune exception qui pourrait le garantir. Côté masculin, la loi phallique tenterait de faire consister l’ensemble des êtres parlants, tandis que, côté féminin, il s’agirait de faire avec un ensemble sans universel, et donc de consentir à une certaine inconsistance.

Pour ponctuer ce premier travail d’étude, je souhaiterais signaler les nombreux travaux réalisés pour la 6e Journée de l’Institut de l’Enfant sous le titre La sexuation des enfants, à lire sur le blog [18] et également dans le volume de La petite Girafe qui paraîtra bientôt, parce qu’ils peuvent être des appuis conséquents pour le Séminaire d’Étude.

Dans un des numéros du Zappeur [19], j’ai écrit un petit texte sur le dernier roman de Camille Laurens, Fille [20], inspiré de son autobiographie, qui entre en résonance avec la question de la sexuation élucidée par Lacan.

Je ne vais pas le reprendre mais seulement en souligner quelques enseignements. L’auteure, en jonglant avec les mots et en nouant leur poids au corps, narre l’enquête incessante sur les questions : qu’est-ce qu’une fille ? Qu’est-ce qu’une femme ? Qu’est-ce qu’une mère ? Enquête menée par la curiosité d’une fille sur trois générations de mère en fille, à partir du signifiant prononcé par la sage-femme lors de sa venue au monde en 1959 : « C’est une fille. »

Dans la traversée de l’existence de Laurence Barraqué, le personnage principal, les grandes problématiques de l’éducation des femmes, de la domination masculine et de la transmission des valeurs féministes aux jeunes générations sont nouées au plus intime de son être.

Bien que le déterminisme de l’Autre familial ait imprimé sa marque au fond de son être, ni l’éducation sexuelle du père, ni le recouvrement par la mère et la grand-mère maternelle de l’attentat sexuel qu’elle subit, ne détermineront le choix sexué de l’anti-héroïne, Laurence Barraqué.

Dans son ouvrage teinté d’ironie, Camille Laurens, à travers Laurence Barraqué, ne vient-elle pas interroger, au-delà de la biologie et en-deçà de la différence des sexes, l’impasse sexuelle que rencontre chaque être parlant ? À chaque page du roman, filles, mères et femmes qui l’habitent, pas sans garçons, ni hommes ni pères, montrent que malgré les déterminations du discours de chaque époque, le non-rapport sexuel tel que Lacan l’élucide est au fondement de la sexualité. La jouissance propre à chaque parlêtre ni ne se partage ni ne s’inscrit dans l’universalité du discours.

Discussion

Valentine Dechambre : Merci Claudine pour cette contribution, elle aussi très intéressante. Ton texte se termine par une référence littéraire qui est tout à fait dans l’actualité de ce que l’on travaille, avec les différents thèmes qui nous occupent, celui du Séminaire d’Étude, celui de la Journée de l’Institut de l’Enfant et bientôt le Congrès PIPOL. Donc c’est formidable d’avoir fait ce nouage-là dans ton intervention, en reprenant les mathèmes de la sexuation. Est-ce qu’on ne se retrouve pas un peu en-deçà de ce qu’amenait Monique Hermant, souligné par Jean-Robert Rabanel, avec la généralisation de la jouissance ?

Jean-Robert Rabanel : Claudine Valette cite ces mathèmes comme seules définitions possibles de la part dite homme ou bien femme, qui se trouvent être là pour habiter le langage. C’est-à-dire, ça fait le partage avec ce qui n’est pas du langage, et donc pas du signifiant, précisément une jouissance qui n’est pas de cet ordre-là.

Je trouve très bien ce rappel, de dire qu’au-delà des déterminations disons sociales, culturelles et autres de l’époque, des époques différentes, il y a la dimension du signifiant. Mais là, on voit apparaître autre chose que la dimension du signifiant. On voit apparaître l’au-delà du langage. Cet au-delà dans la généralisation que Monique Hermant a considérée, est cet au-delà du signifiant lui-même.

Et là, c’est la dimension de La femme, précisément qui ouvre cette considération de la jouissance elle-même au-delà du langage. Je trouve que ces trois exposés ont bien montré le moment de bascule dans l’enseignement de Lacan entre la prédominance du signifiant, c’est-à-dire de l’Autre ou du symbolique, et l’au-delà de ce moment-là qui est la considération de ce qui n’est pas du langage, mais du domaine de la lettre et de l’ordre de la jouissance écrite. C’est très bien articulé autour de ces trois exposés.

Xavier Papaïs : À peu près au même moment, à deux trois années près, d’autres théoriciens travaillent là-dessus aussi. Par exemple, Gilles Deleuze préface Le Schizo et les langues [21]. C’est trois ans avant le Séminaire Encore. Lacan est un élève de Deleuze. Oh pardon, oui on peut le dire aussi comme ça, Deleuze est un élève de Lacan, il n’y a aucun doute.

Par ailleurs, en 1971, Jean Starobinski fait paraître un inédit de Ferdinand de Saussure, sous le titre Les mots sous les mots [22], où il publie les anagrammes sur lesquels travaillait de Saussure. Pourquoi ? Tout simplement parce que Saussure s’était passionné pour les anagrammes, et en particulier pour tous les courants souterrains à l’œuvre dans la langue, qui venaient abattre la distinction entre le signifiant et le signifié. C’est-à-dire en clair, l’arbitraire du signe, et en termes psychanalytiques, si je ne dis pas trop de bêtises, ce que l’on appelle la castration, en conséquence l’assomption du phallus comme signifiant primordial. Lacan a-t-il travaillé sur les anagrammes de Saussure ?

Jean-Robert Rabanel : Oui, dans le Séminaire Encore précisément. Alors j’ai une question à vous poser, parce que c’est très intéressant. Il me semble me souvenir qu’il y avait peut-être chez de Saussure, dans ses préoccupations, dans les fameuses langues, les soubassements des différentes langues, un intérêt pour une langue, par exemple de l’océan Indien, avez-vous des notions à ce sujet ?

Xavier Papaïs : Oui, alors.

Jean-Robert Rabanel : Parce que le terme de lalangue, je l’ai vu pour la première fois en dehors du Séminaire de Lacan, dans une île de l’océan Indien où je me baladais : ce terme annonçait un Congrès international sur lalangue chez les autochtones. Donc je n’avais jamais fait le lien avec de Saussure et ces anagrammes-là. Est-ce que c’est une piste ? D’où vient le terme de lalangue ?

Xavier Papaïs : En tout cas, ça sonne indonésien, ou malais, ça fait penser aux langues malayo-polynésiennes. Et là, il y a quand même une piste, si j’ose dire. C’est Wilhem Von Humboldt qui le premier a médité sur le kavi, c’est la fameuse « Introduction à l’étude sur le kavi ». C’est une langue indonésienne, polynésienne, or le même Humboldt a pointé le premier, là comment dire, je cherche le terme, ce n’est pas simple et c’est en même temps tout simple. La grande thématique de Humboldt, bien avant Lacan, c’est la langue à la fois comme désir et comme production. Voilà, le langage, l’autonomie du langage comme jouissance et comme production ; ça suppose d’aller voir chez Humboldt.

Jean-Robert Rabanel : Absolument, c’est une bonne idée pour la prochaine fois.

Valentine Dechambre : Mais oui, Xavier, tu interviens la prochaine fois au mois de mai.

Xavier Papaïs : Oui.

Jean-Robert Rabanel : Eh bien, c’est formidable.

Valentine Dechambre : Avec Jean-Pierre Rouillon. Et j’ai retrouvé la référence des anagrammes dans le Séminaire Encore, c’est le chapitre deux intitulé « À Jakobson ».

Xavier Papaïs : C’est bien lié à la lecture des anagrammes de Saussure.

Jean-Robert Rabanel : Absolument, très bien.

Xavier Papaïs : Voilà.

Valentine Dechambre : Voilà une transition toute trouvée pour la prochaine fois ; c’est passionnant ; on pourrait s’arrêter là !

Jean-Robert Rabanel : Une autre question peut-être ?

Valentine Dechambre : Il n’y a pas d’autre question, mais je vois une assemblée très concentrée sur ce qui est en train de se dire, c’est une conversation formidable que nous publierons dans le prochain courrier qui paraîtra fin mai. Je remercie l’équipe du Courrier, Christel Astier sa responsable, et Sylvie Poinas, responsable de la bibliothèque, qui font un très beau travail d’édition de ce Séminaire.

Références

Références
1 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 73.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », inédit.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2007.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p.73.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Lacan J., Le Séminaire, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit.
8 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011.
9 Cf. Courrier de l’ACF en MC d’avril 2021 : http://courrier-acfmc.fr/introduction-au-seminaire-detude
10 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011.
11 Ibid.
12 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2010-2011, inédit, publié sous le titre « l’Être et l’Un », cours du 16 mars 2011.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p.195.
16 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit. p.74.
17 Ibid.
18 JIE 6 : https://institut-enfant.fr/la-sexuation-des-enfants/
19 https://institut-enfant.fr/zappeur-jie6/cest-une-fille/ Valette-Damase C., « C’est une fille ».
20 Laurens C., Fille, Gallimard, Paris, 2020.
21 Wolfson L., Le Schizo et les langues, Gallimard, Paris, 1970.
22 Starobinski J., Les mots sous les mots : Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Gallimard, Paris, 1971

Claudine Valette-Damase