« Déboussolés », c’est ainsi que J.-A. Miller lors du 4° Congrès de l’AMP en 2004 qualifiait les sujets hypermodernes.
« Déboussolé », signifiant particulièrement bien adapté à ce moment actuel de la civilisation.
À quoi se fier ? À qui se fier ?
À la science ? interroge dans son texte intitulé : « Science et confiance » Miquel Bassols[1].
La crise déclenchée par cette pandémie, au-delà d’être sanitaire est aussi une crise de la crédibilité de la science, crédibilité interne (les scientifiques entre eux) et crédibilité externe, pas d’image rassurante de continuité.
Ce virus, vient bousculer la communauté scientifique et vient dévoiler qu’il n’y pas l’Autre de la vérité, ni l’Autre de la garantie.
C’est à maintenir la psychanalyse comme alternative sérieuse, comme boussole à rebours de la statistique, que nous avons une chance de proposer une autre voie aux sujets qui s’adressent à nous, que celle que prédisent à longueur d’antennes les experts en santé mentale, à savoir tous atteints du trouble de « stress post-traumatique » au sortir de cette crise.
L’analyste lui aussi sait que le trou-matisme existe mais qu’il y a de l’indécidable.
Quelle est la boussole, que nous donne la psychanalyse : que toute vérité devient suspecte au regard de la jouissance qui habite l’être, du fait de parler. Quand il s’agit de la jouissance en effet à qui se fier ?
Comme l’indique J.-A. Miller : « Tu ne pourras te fier qu’à ton inconscient, à condition que tu demeures l’analysant qui a su trouver son Bien-dire. »[2]
Lors de l’annonce du confinement, une urgence s’est imposée : Que peut-on faire ? Que dois-je faire ?
Il m’est revenu un passage du texte de Télévision((J. Lacan, « Télévision », Autres Écrits p. 509)) où J.-A. Miller demande à Lacan de répondre aux trois questions que pose Kant dans la Critique de la Raison Pure : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? »
La réponse de Lacan à la question, « Que dois-je faire » est celle-ci : « Je ne peux que reprendre la question comme tout le monde à me la poser à moi et la réponse est simple. C’est ce que je fais, de ma pratique, tirer l’éthique du Bien-dire (…) »
C’est cette éthique du Bien-dire, qui oriente l’offre de parler, faite aux sujets qui s’adressent à la permanence téléphonique du Bapu[3].
Cette pratique qui fait mon quotidien depuis maintenant plusieurs semaines, n’est pas sans difficultés.
Comment éviter que l’analyste assure la demande du sujet ?
Comment éviter aussi la position du surmoi : « parle » ?
Difficulté de la scansion, qui demande à évaluer au cas par cas ce que peut supporter le sujet pour ne pas faire trop consister l’énigme de l’Autre.
La question du silence peut vite devenir insupportable, mettant en jeu un réel pulsionnel. Ce dont les entretiens avec cette jeune fille en grande difficulté témoignent, où il s’agit de faire entendre une voix plutôt qu’un discours, lors de nos rdv Skype hebdomadaires.
La perte successive de ses deux parents, avait plongé cette jeune fille psychotique dans un isolement total, la laissant face à un deuil impossible. Nos rencontres régulières depuis plusieurs années avait permis un certain rebranchement à l’Autre, et un lien social à minima. En parallèle, la prescription d’un traitement médicamenteux l’avait beaucoup soulagé de ses hallucinations visuelles et auditives, ce qui lui permettait de supporter ses déplacements en ville.
Au début du confinement sa situation était plutôt tranquille mais son prolongement, sa durée, la plonge dans l’angoisse. C’est le silence, qui l’entoure, l’absence de bruits des autres, leur mouvement dans la rue, qui la replonge dans une solitude mortifère. « Je ne vois plus la vie dehors » Elle ne peut plus échapper à la solitude, au silence. Être chez elle avant le confinement, c’était être dans sa bulle, une protection contre le regard de l’autre, maintenant, les murs enserrent le vide, « c’est tout le temps là, ça m’envahit, ça me regarde, je vais disparaitre ».
Par Skype, l’image, mon image, la rebranche. Je lui demande de me décrire ce qu’elle voit par sa fenêtre : « les rails du tram, les arbres, Auchan, les nuages ». Elle conclut cette énumération par un rire : « Y a pas grand-chose ». Notre conversation dérivera sur son point d’appui : « une musique sans parole qui est douce à mes oreilles, l’électro-pop ».
Lacan nous oriente : « Resserrer les nœuds là où ça glisse, resserrer les nœuds, ne serait-ce que pour ne pas y glisser indéfiniment, c’est ce à quoi nous nous employons dans l’analyse ».[4]