Valentine Dechambre (VD) : Nous voilà partis pour une « matinée de rêve », avec notre invitée Valeria Sommer-Dupont (VSD), qui est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et qui fait partie du comité d’action de l’École Une qui travaille à la préparation du prochain Congrès de l’AMP.
Le séminaire d’étude de l’ACF MC a pris cette année pour thème celui du Congrès dont je vous rappelle le titre : Le rêve, son interprétation et son usage dans la cure lacanienne. C’est avec un grand plaisir que nous ouvrons le séminaire avec Valeria, dont voici l’argument qu’elle nous avait transmis pour annoncer sa conférence :
« Freud a accordé au rêve la distinction de voie royale d’accès à l’inconscient. Ce faisant des places furent attribuées : l’analysant rêve, l’analyste interprète. Le rêve comme formation de l’inconscient est le résultat d’un travail d’articulation signifiante (condensation, déplacement, métaphore, métonymie). Adressé à l’analyste, soit sous transfert, un sens s’y cache, une vérité que l’analyste par le travail d’interprétation vise à dévoiler. Freud a rencontré une pierre sur le terrain onirique, une limite à son travail d’interprétation par le sens qu’il appela « l’ombilic du rêve ». Lacan fera de cet obstacle la pierre angulaire d’une clinique des rêves qui, au regard du premier abord freudien, apparaît comme subversive. Les places sont disloquées : le rêve interprète, l’analyste se garde de suturer la béance désignée par l’ombilic. Mettant la vérité à sa place, sans l’ébranler, l’analyste oriente l’usage du rêve à partir du non-reconnu, l’« Unerkannt », nom du réel. Nous tenterons de mesurer ensemble les conséquences cliniques de cette subversion. »
« Subversion » le terme fait référence à la citation de Lacan qui est en exergue de l’argument du Congrès de l’AMP : « J’ai quand même le droit, dit Lacan, tout comme Freud, de vous faire part de mes rêves. Contrairement à ceux de Freud, ils ne sont pas inspirés par le désir de dormir. C’est plutôt le désir de réveil qui m’agite. Mais enfin, (ajoute-t-il) c’est particulier. »[1]
Alors je passe la parole à Valeria qui va nous éclairer sur ce chemin lacanien du rêve…
VSD : Merci beaucoup, je suis ravie d’être ici, et merci Valentine, merci Jean-Robert Rabanel de cette invitation. C’est un honneur et un plaisir.
Donc je participe à la préparation du congrès depuis le Comité d’Action de l’École Une, qui réunit des membres des 7 écoles de l’AMP pour préparer le Congrès pendant deux ans. Le comité a la charge des Papers, je ne sais pas si vous recevez Les Papers du Congrès de l’AMP. Si vous ne les recevez pas, vous me faites signe à la fin, si vous désirez les recevoir. Dans cette Newsletter, on publie des travaux préparatoires qui portent sur ce thème, le rêve, l’interprétation et son usage. Toutes les écoles de l’AMP sont déjà en train d’étudier cette question pour préparer cet événement qui aura lieu à Buenos Aires en avril[2]. Vous êtes tous évidemment conviés, si vous pouvez, il y a encore de la place. Ce que je vais essayer de vous transmettre aujourd’hui, c’est le fruit de cette préparation.
VD : En êtes-vous déjà à la fin de la préparation ?
VSD : Oui, on est à la fin de la préparation, d’ici deux mois le Congrès aura lieu ; et cela nous met au travail d’un thème qui paraît un classique. On parle de L’interprétation des rêves[3] depuis 1900, la date de la première publication c’est 1900. On est quand même 120 ans plus tard. Depuis Freud, on a des choses à dire sur l’interprétation des rêves.
Quelle est l’importance, encore, ou pas, de la lecture qu’il en fait ? C’est une question que je me pose. Quelle est l’actualité de ce que Freud a dit en 1900 ? Car ça date ! Est-ce que c’est « has been » ? Est-ce qu’il y a toujours quelque chose à dire sur cela ? L’intitulé même du Congrès place la question aussi sur la cure lacanienne. Qu’est-ce qu’il y a de spécifique dans cette orientation ? L’intitulé du Congrès nous invite à préciser cette orientation. En tout cas c’est la question que je me pose, et cela oblige à définir ce que c’est qu’une cure lacanienne, sa particularité. Je vais essayer de vous transmettre un peu mes réflexions autour de ça.
Je vais commencer par quelque chose, qui, peut-être, peut vous sembler une évidence, mais qui pour moi, depuis ce travail de préparation, n’en est plus une. La question peut vous sembler très simple. Pourquoi prêtons-nous, analystes, l’oreille au rêve ? Au nom de quoi ? Nous demandons à l’analysant : Faites-vous des rêves ? Au nom de quoi serions-nous attentifs à son récit ? Qu’est-ce qu’on écoute ? Bref qu’est-ce qu’on fait là ? C’est ma question. En tout cas la question qui m’anime : Qu’est-ce qu’on fait avec le rêve ? Bon, c’est peut-être simple, banal, mais pour moi ça ne va pas de soi. Quand nous disons ce que nous faisons avec le rêve toute une théorie est là, plus ou moins implicite, une théorie de l’inconscient, une théorie de l’interprétation, une théorie de la direction de la cure.
Si le rêve n’est qu’un épiphénomène d’une activité cérébrale pourquoi l’analyste s’occuperait-il de lui ? C’est parce qu’on considère qu’il est autre chose qu’une activité cérébrale que l’on s’y intéresse. Si le rêve est signe d’un dérèglement cérébral, on peut mettre des électrodes et mesurer l’activité du cerveau pendant le sommeil. Si le rêve est une production psychique de plein droit, qui a une signification, qu’est-ce qu’on fait avec ? Quelles techniques on y emploie ?
Enfin, la question qui m’anime, c’est l’articulation entre la conception que l’on a du rêve et ce que l’on en fait, la techniquequi s’ensuit. Donc une articulation qui peut se résumer ainsi : « Dis-moi quelle est ta théorie du rêve, et je te dirai quel usage tu en fais dans la cure ». Quel usage s’en déduit ?
Ou l’inverse « Dis-moi comment tu fais avec le rêve, dans ta pratique, et je te dirai quelle théorie du rêve est là en filigrane, implicite, présupposée dans ton action ». Il y a tout un numéro des Papers de l’AMP, le Papers 4[4], qui a été construit – c’est moi qui l’ai construit – autour de cette question sur l’articulation entre « conception » et «technique », entre « concept » et « pratique ». C’est la question qui me travaille en ce moment.
Parler du rêve nous amène à parler de l’inconscient, de l’interprétation, de la place de l’analyste face à cette production de l’analysant. Production que l’analysant adresse à l’analyste, donc ça nous amène à parler de transfert. Car les rêves qui nous intéressent sont des rêves sous transfert, ceux que l’analysant, le rêveur nous adresse, ceux racontés dans le dispositif analytique. Donc parler du rêve, expliciter ce que l’on fait, l’usage qu’on en fait dans la cure, nous amène très loin finalement. Ça nous oblige à définir des concepts cruciaux de la pratique analytique. Et les concepts de la psychanalyse, vous le savez, ne sont pas univoques, ils ne sont pas figés, ils ne sont pas homogènes. On n’a qu’à prendre les concepts d’inconscient et d’interprétation dans l’enseignement de Lacan. Par exemple, de l’inconscient, vers la fin de son enseignement Lacan dit qu’il ne veut plus de ce concept-là, qu’il préfère le concept de « parlêtre », parce que l’inconscient n’inclurait pas le corps. On peut aussi prendre le concept d’interprétation, il y a toute une trajectoire de ce concept-là. A ce propos vous pouvez lire dans une publication de La petite Girafe, dans le volume Interpréter l’enfant, le très bel article de Jean-Robert Rabanel sur l’interprétation[5].
Comment lit-on l’interprétation ? Ça ne signifie pas la même chose tout au long de l’enseignement de Lacan, ni de Freud d’ailleurs. Dans son premier enseignement, Lacan attache l’interprétation à une structure clinique, la paranoïa, avec son délire interprétatif. Il est nécessaire donc de bien préciser ce que l’on entend par interprétation, car il convient de contrer toute pente interprétative, car en effet tout peut se prêter au sens. Vous voyez qu’il y a des concepts qui sont très liés au rêve, qui déploient toute une vie conceptuelle, avec des résonnances différentes et qui changent dans l’histoire même de la psychanalyse.
Les concepts varient, la clinique varie. Qu’est-ce qu’on fait avec le rêve en 1900, année de la parution de L’interprétation des rêves et qu’est-ce qu’on fait en 2020, 120 ans plus tard, lorsqu’on s’oriente de la psychanalyse lacanienne ? On vous a raconté des rêves cette semaine ? Avez-vous demandé qu’on vous en raconte un ? Et pourquoi l’avez-vous demandé ? En visant quoi au juste ? Obtiendrions-nous les mêmes réponses à ces questions en 1900, en 1920, année de la publication d’Au-delà du principe de plaisir, en ‘53, en ‘73, en ‘76, en 2007, en 2011 ? Je vous donne quelques dates qui font un peu scansion dans l’enseignement de Freud, de Lacan et de Miller. Est-ce que demain on fera autre chose avec le rêve ? Est-ce que ce que Freud propose en 1900 n’est plus d’actualité aujourd’hui ? D’ailleurs sommes-nous plus réveillés épistémologiquement et cliniquement aujourd’hui qu’hier concernant le rêve ? Dormions-nous, hier, dans une théorie qui serait tissée de men-songes ? Pouvons-nous aujourd’hui enfin nous réveiller ? Serions-nous plus près du réel aujourd’hui qu’hier ? Qui dit que nous ne sommes pas en train de rêver en cet instant précis sous le son des théories du rêve, bercés par des concepts ?
Je m’intéresse à cette articulation entre la conception que l’on a du rêve et la technique. On peut revenir au début, en 1900, L’interprétation des rêves. Freud produit une rupture épistémologique. Cet ouvrage marque un avant et un après dans ce que l’on fait avec le rêve. Freud donne au rêve statut de production psychique qui a une signification de plein droit, les rêves ont un sens.
Avant Freud le rêve avait aussi un sens, depuis l’antiquité déjà, on suppose qu’il y a un sens au rêve, un sens oraculaire, prophétique, visionnaire, sauf que ce sens-là, il fallait aller le chercher ailleurs, autre part que dans la vie du rêveur. Le sens était référé à quelque chose en dehors du rêveur, du sujet lui-même. Le sens était référé soit à une clé des songes, qui était fixe toujours la même, soit à un livre qui pourrait traduire, décrypter ce que le rêve véhiculait comme message. Les rêves pouvaient aussi être considérés comme une inspiration divine, un message d’un Autre qui se serait présenté pendant le sommeil. Il y avait certes la reconnaissance d’un vouloir dire du rêve. Ça voulait dire quelque chose, il y avait un sens, mais le sens ultime était rattaché à quelque chose qui échappait au rêveur, quelque chose qui était soit du côté du divin, soit du côté d’un symbolisme religieux ou culturel. Donc dans les deux cas c’est quelque chose qui était placé en dehors du sujet lui-même. La première subversion introduite par Freud avec l’interprétation des rêves est « le rêve appartient à celui qui rêve ». C’est celui qui rêve qui y est. Du coup, quelle est la technique de ce « c’est celui qui rêve qui y est » ? La technique, c’est l’association libre. C’est par les associations libres du rêveur que l’on peut découvrir un sens qui s’y cache. Ce n’est pas dans un livre, ce n’est pas ailleurs. Le sens circule dans les dires même du rêveur.
Je cite Freud : « La technique charge du travail d’interprétation le rêveur lui-même. Elle tient compte de ce que tel élément du rêve suggère, non pas à l’interprète, mais au rêveur »[6]. Ça, c’est Freud en 1900. Les rêves en 1900 ont bien un sens et le sens ultime, c’est un sens sexuel inconscient. Et on ne va pas déchiffrer ce sens du rêve à l’aide d’un manuel, mais à l’aide du discours même du rêveur qui par les associations libres accouchera d’un sens qui lui appartient, à lui. C’est ainsi que le rêve devient la voie royale d’accès à l’inconscient. C’est celui qui rêve qui y est, c’est un premier pas, qui consiste à remettre cette production psychique, le rêve, au sujet qui fait le récit de ça. Ce sont les premiers pas freudiens et Lacan, on verra, suivra ces pas et il en fera d’autres.
Si on récapitule, pour Freud en 1900, le rêve est défini comme une formation de l’inconscient, il est régi par les lois de la condensation et du déplacement, il a un sens. Le sens ultime est sexuel, un désir inconscient refoulé. La censure fait que le rêve apparaît déguisé, mais le rêve est toujours un accomplissent du désir inconscient. Par les associations du patient on parviendra à déchiffrer le sens chiffré. Il y a l’idée d’une traduction complète du rêve. En même temps, que flotte dans l’air l’idée que quelque chose rend impossible la traduction. La phrase la plus connue, c’est la phrase de « l’ombilic du rêve ». Je ne sais pas, si je vous la rappelle ?
VD : Oui !
VSD : Freud dit : « Les rêves les mieux interprétés gardent souvent un point obscur ; on remarque là un nœud de pensées que l’on ne peut défaire, mais qui n’apporterait rien de plus au contenu du rêve. C’est l’ombilic du rêve, le point où il se rattache à l’inconnu. Les pensées du rêve que l’on rencontre pendant l’interprétation n’ont en général pas d’aboutissement, elles se ramifient en tous sens dans le réseau enchevêtré de nos pensées. Le désir du rêve surgit d’un point plus épais de ce tissu, comme le champignon de son mycélium. »[7]
VD : Le dernier mot ? Je ne l’ai pas entendu ?
VSD : « Mycélium ». Le désir du rêve surgit d’un point plus épais. « Comme le champignon de son mycélium. » p. 446 de la version qui est traduite par Meyerson.
Michèle Astier (MA) : Dans la nouvelle traduction, il n’y a pas le mot « désir », qui a été traduit par « souhait ». Il s’agit de la traduction des Œuvres Complètes mais pas dans la traduction de celle établie par Jean-Pierre Lefèvre.[8]
VD : Version dont l’introduction a été rédigée par notre collègue Clotilde Leguil.
VSD : Et malgré le fait que Freud a cette jolie phrase récupérée par Lacan plus tard, il croit quand même qu’une traduction complète du rêve, donc un sens complet et assuré du rêve, viendra à un moment donné. Il a quand même cette idée, même s’il voit déjà des moments où on n’arrive pas à continuer à associer, où il y a une halte dans les associations. Mais il n’en tire pas les conséquences que Lacan va tirer plus tard.
Donc notre question – à quelle manière de concevoir le rêve correspond une pratique analytique ? – avec Freud, il s’agit d’inviter les patients à associer à partir d’un mot, d’un détail. Freud dit « morceau par morceau ». C’est un usage toujours d’actualité, on peut dire que ce n’est pas « has-been », puisqu’on continue à le faire. On extrait un signifiant et on invite l’analysant à associer. Mais au nom de quoi ? Au nom du fait qu’à partir des associations il y a une vérité subjective qui va surgir.
Lacan, héritier de Freud :
Lacan se fait l’héritier de la voie ouverte par Freud, en soulignant la valeur de phrase du rêve et en distinguant la fonction signifiante. Un rêve ça se lit, ça veut dire quelque chose pour celui qui rêve. C’est l’interprétation des rêves revisitée par la linguistique et le structuralisme. Le rêve est une production langagière, il a un sens, une vérité du sujet s’y cache. L’analyste est en place de sujet supposé savoir le sens du rêve. L’analysant raconte ses rêves comme il raconte sa vie en espérant qu’un sens caché fasse jour par le biais de l’interprétation analytique. Lacan est freudien. Mais Lacan fait un pas de plus.
Si Freud distribue des places : l’analysant rêve, l’analyste interprète. Lacan fait un pas de plus : l’analysant rêve et son rêve l’interprète. C’est le rêve qui interprète le rêveur. Le rêve est son interprétation, le rêve est déjà une interprétation. Lacan l’exprime ainsi. Je cite, dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : « L’interprétation de l’analyste ne fait que recouvrir le fait que l’inconscient, s’il est ce que je dis, à savoir jeu du signifiant, a déjà dans ses formations, rêves, lapsus, mot d’esprit, symptôme, procédé par interprétation. »[9]
Il y a un poème de Borges, auteur argentin, qui figure ça d’une manière tout à fait parlante pour moi. Il dit, je le cite : « Dans le rêve, les images représentent des impressions que nous imaginons qu’elles provoquent. Nous n’éprouvons pas d’horreur parce qu’un sphinx nous oppresse mais nous voyons en rêve un sphinx pour expliquer l’horreur que nous éprouvons. »[10] Le rêve donne un sens, interprète, explique. Donc le rêve interprète, on n’a pas besoin alors de rajouter un sens car c’est le rêve lui-même qui interprète quelque chose qui serait déjà là en-deçà du sens.
C’est celui qui rêve qui y est, veut dire que ce n’est pas l’analyste qui sait à la place du patient. L’analyste n’est pas là pour substituer le récit du rêve du patient par son récit à lui, depuis une position qui serait alors métalinguistique, méta-interprétative : Il n’y a pas d’Autre de l’Autre. Donc il ne s’agit pas de substituer une interprétation par une autre mais de pointer l’interprétation à l’œuvre dans le rêve lui-même. Lacan opère sur ce point une torsion très importante qui rajoute une nuance dans la technique, dans ce que l’on fait avec le rêve. C’est toujours ma question, qu’est-ce qu’on fait ?
Je vais illustrer ça avec une vignette clinique. Il s’agit d’une femme qui passait son temps à se lamenter en se positionnant comme victime d’un autre, de la société, du racisme, de la bourgeoisie. Impossible pour elle d’entrevoir sa participation dans ce qui lui arrivait. Il y avait toujours une vraie anecdote vécue qui confirmait ce qu’elle savait déjà, qui venait alimenter son fantasme. Elle est victime d’un autre, d’un système dont elle est toujours exclue. Mes interventions au début n’avaient pas de prises. Les coupures ne faisaient qu’accentuer sa revendication. Elles étaient assez vite interprétées comme signe d’exclusion à son égard. Si je coupais la séance, je devenais à mon tour celle qui l’excluait. Une fois tout simplement, je lance : « Mais enfin faites-vous des rêves ? » et là, il s’est produit une ouverture. Elle me raconte un cauchemar. Je la cite : « Il y a une jeune fille, une femme et un garçon attaqués par un requin. Pour se sauver la femme se glisse dans la bouche du requin. » Fin du rêve. Je dis : « Voilà c’est vous qui rêvez ». Ça a suffi pour qu’elle touche du doigt ce qu’il y avait d’actif dans sa position de victime. C’est elle qui se glisse dans la bouche du requin. Son rêve l’a interprétée. Il lui montrait sa participation dans le désordre du monde dont elle se plaignait, interprétée par son propre rêve. Cette intervention introduira un décalage dans sa position de victime, de celle qui se fait avoir, qui se fait bouffer par l’autre. L’autre côté de la pulsion se fera patent : sa voracité. Une rectification de son histoire va s’inscrire. Et par cette intervention, une vérité de la position du sujet rentre dans le réel. Elle se trouve face à sa propre vérité, face à un « en elle, malgré elle », face à sa propre production psychique. Elle est interprétée par ça. C’est elle qui rêve que pour se sauver, il faut se glisser dans la gueule de l’Autre. Donc l’analyste n’est pas là pour faire une méta-interprétation, je n’ai pas rajouté du sens, une interprétation de l’interprétation que le rêve a déjà faite, mais pour mettre en évidence l’interprétation à l’œuvre. La technique du coup peut se résumer à : « Vous l’avez rêvé ».
Là où, avant, on invitait à associer, là c’est : « Vous l’avez rêvé ». C’est celui qui rêve qui y est, vous l’avez rêvé. Il s’agit de ponctuer l’interprétation à l’œuvre dans le rêve. Citation, ponctuation. On n’invite pas forcément à associer comme avant. Mais on se positionne plutôt de manière à ce que l’analysant reçoive du rêve « son propre message sous sa forme inversée. »[11] On ne rajoute pas de sens, on ne fait pas un méta-sens, on vise à dévoiler le sens qui est déjà là. Donc on est toujours quand même dans le registre du discours de l’Autre, du sens, du symbolique, dans une conception du rêve et de son usage qui s’inscrit dans une continuité par rapport à l’Autre.
Il y a aussi, et on l’entend bien dans ce rêve du requin, le registre de l’objet. Ici il s’agit de l’objet oral, de se faire avaler, bouffer, par le requin. Là, je cite Éric Laurent, dans une jolie conférence, l’argument du prochain Congrès de la NLS : L’interprétation : de la vérité à l’événement[12], que vous pouvez trouver sur internet, où il fait toute une étude sur l’interprétation. Il souligne la question de l’interprétation qui doit viser l’objet et spécialement sous la guise du vide. Donc dans ce rêve, c’est l’objet oral, le sujet se supporte de sa relation à cet objet oral qui le cause.
Du coup, on n’est plus dans le registre œdipien comme grille d’interprétation avec la clé des songes, avec Freud. Freud compte avec l’idée que le rêve appartient à celui qui le rêve, c’est par les associations qu’on arrive à trouver un sens. On est dans une quête symbolique signifiante. C’est par les associations qu’on y arriverait.
Je disais tout à l’heure que Freud depuis 1900, depuis le début fait part des obstacles trouvés dans l’interprétation des rêves, dont jusqu’ici j’ai fait un peu l’impasse. C’est le moment de s’y attaquer.
Ainsi, parallèlement à tous ces développements concernant le rêve comme message comportant un sens, comme « unité sémantique »[13], il a l’idée de quelque chose qui dans le rêve échappe au sens. Quelque chose qui résiste, qui marque une halte, un point d’arrêt dans l’interprétation et c’est là, on l’a vu, depuis 1900.
Donc déjà en 1900, Freud fait part d’une pierre qu’il trouve dans sa voie royale d’accès à l’inconscient. Il appelle cette pierre obstacle, ombilic. Tout rêve a un ombilic, le point où toutes les représentations s’arrêtent, point de suspension des interprétations. Au regard des significations, c’est un trou. Donc « l’Unerkannt » dit Freud, le non-reconnu, un point sans inscription. L’ombilic du rêve apparaît alors comme une limite à la représentation du désir.
Du coup, Freud définira le rêve autrement, en amenant que les rêves tentent d’être un accomplissement de désir. Tentative qui montre la relation du rêve avec la pulsion. Le rêve comme interprétation du désir a une racine pulsionnelle, comme nous l’avons vu dans la petite vignette clinique, à l’occasion avec la racine orale.
Lacan fera de la pierre trouvée par Freud, de l’obstacle souligné par Freud, un fondement, une pierre angulaire. Cela oblige à repenser ce qu’on fait du rêve en analyse. Au regard de « l’Unerkannt », du non-reconnu, de ce trou, placé comme point de départ logique, structural, les sens que l’on donne au rêve apparaissent comme des histoires à dormir debout, des mensonges, ment-songes dit Lacan.
Une torsion est opérée par Lacan. Loin d’être une incitation à abandonner le champ du sens, de la réalité de la parole, il nous invite à y rester, à condition de se tenir au plus près de la dimension matérielle du signifiant. Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ?
VD : Merci d’y aller doucement… C’est difficile.
VSD : Oui ça, c’est difficile. Mettre la vérité à sa place, quelle place ? Ce n’est pas exit la vérité, il s’agit de préciser sa place, comme le propose Lacan dans son séminaire Encore[14].
L’orientation lacanienne invite à faire usage du rêve à partir d’un point de réel, seule manière de contrecarrer l’inconscient soporifique. Jusque-là, on avait quand même l’association libre, la ponctuation. Et là, il y a quelque chose qui va aller dans un autre registre. Donc quelle est la technique qui correspond à ce changement de conception du rêve ? Le rêve n’est plus accomplissement du désir, mais avec Lacan le rêve est défini dans la fin de son enseignement comme « cauchemar tempéré ». Le rêve comme « cauchemar tempéré », c’est ce que Lacan amène dans le Séminaire Le sinthome. [15] Tout rêve est un « cauchemar tempéré »[16].
Quelle technique s’en suit ? Avec cette nouvelle définition du rêve, on fait quoi ? Au nom de quoi, et qu’est-ce qu’on fait quand on écoute un rêve, si on a dans la tête qu’un rêve est un cauchemar tempéré, qu’il a toujours un ombilic ? Qu’est-ce qu’on fait si on a cette hypothèse-là ?
Dans ce séminaire, Le sinthome, Lacan nous invite à tout reprendre, toute la psychanalyse, à partir de l’opacité sexuelle. Avec le rêve, c’est un peu la même chose. Il faut tout reprendre à partir de l’ombilic du rêve. C’est un peu le même mouvement. Quelque chose qui était conçu comme un obstacle va être plutôt fondement, structure. On verra le mouvement qui va s’opérer. Nous passons de quelque chose qui apparaissait plutôt sous le signe de l’impuissance – parce que c’est un obstacle, qu’on n’arrive pas à avoir la dernière, l’ultime parole, qui va donner la clef du rêve – à cerner qu’il s’agit d’un impossible qui est toujours là, de structure.
Je vais essayer quand même d’illustrer tout ça, cette orientation lacanienne. Justement le titre du Congrès c’est : Le rêve, son usage et son interprétation dans l’orientation lacanienne. Quelle est cette orientation lacanienne ? C’est faire de l’ombilic du rêve la clé de songes, c’est de tout reprendre à partir de l’ombilic du rêve. C’est mon hypothèse. Donc c’est à partir de cette torsion que la clinique lacanienne du rêve se distingue des autres. La clé est un trou. Je cite Lacan dans Le Sinthome : « Le langage est lié à quelque chose qui dans le réel fait trou »[17].
Je vais essayer d’illustrer cela par une vignette. Awa raconte un rêve : « Ma directrice me dit de m’occuper de ces dossiers qui sont sur mon bureau. Au moment où je prends mes dossiers des épines s’incrustent ici ». Awa signale une partie du corps et ajoute qu’elle ne sait pas comment ça se dit, cette partie du corps. Silence. Awa ne trouve pas le mot et précise ne pas savoir non plus comment cela se dit en Wolof, sa langue maternelle. Silence. J’aurais pu couper la séance là mais non je ne l’ai pas fait. Si on se tient à la théorie, j’aurais peut-être dû. Elle associe qu’il y a deux mots en wolof pour dire épine, et m’explique un peu cela comme la différence entre épine et écharde en français. Elle m’apprend, car je ne parle pas cette langue, les deux manières de dire cela en wolof « deg » et « ram ram » et me précise que dans son rêve, ce sont plutôt des épines donc des « ramram ». Je répète ramram en prêtant ma voix à ce son-là qui, de mon ignorance du wolof, ne font aucun sens pour moi, c’est du bruit, et j’ajoute : « une partie du corps sans nom, une sorte d’épine ramram ». Je reste au plus près de ce qu’elle dit, je ne rajoute pas de sens au sens qu’elle donne déjà. Je suis dans la citation, je la cite. Avant que l’on ne se quitte, je demande à Awa de m’épeler le mot que je venais d’apprendre. Elle m’explique que le wolof est pour elle une langue orale. Elle n’avait jamais écrit le wolof. Elle écrirait, s’il fallait le faire, xamxam, et deg pour écharde. Je prends note devant elle, et j’écris xamxam et deg. Et je lève la séance. La séance d’après Awa revient sur le sujet, me disant qu’elle avait fait un lapsus, qu’elle avait épelé le mot savoir à la place du mot épine. Xamxam veut dire savoir. Épine se dit diamdiam.
Je trouve cette petite vignette très intéressante sous divers aspects. Tout d’abord c’est bien la patiente qui dit que cette équivoque est un lapsus, je n’aurais pas pu le savoir. Je suis en position d’objet, c’est elle qui est au travail. Donc le travail de l’inconscient, cette substitution entre xamxam et diamdiam ne se déroule pas seulement à l’insu de l’analysant mais aussi à mon insu. Je ne sais pas que ce qui est en train de se passer là est un lapsus. Or si le wolof et sa grammaire échappe à celui qui ne connait pas cette langue – dans un sens, on est tous dans cette position-là vis-à-vis de la langue dite maternelle de l’autre -, lorsqu’on a une théorie du rêve, les mécanismes en action ne devraient pas trop nous échapper.
On peut ne pas connaître la langue mais si on veut s’orienter d’une clinique, et si on a une théorie du rêve, on s’oriente quand même et on écoute quelque chose. Je ne dis pas qu’on y arrive, mais ça nous oriente. On constate que le travail du rêve dans le récit d’Awa rencontre une limite, un trou. Cela est indiqué par l’absence du mot qui viendrait nommer cette partie du corps là, comme elle le dit. Ça ne se nomme pas, ça n’est pas démontré mais montré, montré du doigt, déictique qui signale l’impossible, réel, sur lequel repose le rêve. Les lettres Xam-xam, diam-diam, dég, – les associations -, viennent border ce trou, ce lieu de jouissance, et détermine le désir. Un dictionnaire wolof-français n’assurera pas une complète traduction de la vie du rêve d’Awa. Il ne nous permettra pas de saisir le sens de ce son-là, de ce que xam-xam voudrait dire pour elle, de la « sémiosis patinante », dit Lacan, qui chatouille son corps. J’ai pris de Lacan, ce mot, dans le séminaire Les Non-dupes errent, la « sémiosis patinante » qui chatouille son corps, mais que ne peut pas nous apprendre un dictionnaire wolof-français ni un dictionnaire wolof-wolof, parce que ce qui se dit ex-iste au dictionnaire. Ces mots « n’ont de sens que déclinés sur les traces qui frayent la lalangue. »[18], je cite Lacan. C’est dans la résonance propre de l’histoire d’Awa que le sens incessant de l’inconscient rencontrera une limite.
Tout cela implique donc de considérer le trou dans le récit, l’absence de mots, dont Awa fait part, non pas du côté de l’impuissance – dans « elle ne se rappelle pas », dans le trouble de mémoire – mais du côté de l’impossible, de ce qui ne peut pas s’écrire, non pas parce qu’elle n’y arrive pas (l’impuissance), mais parce que c’est impossible de structure. Nous faisons l’hypothèse – orientation lacanienne – que ce trou répercute quelque chose d’impossible. Ce n’est pas la même direction de la cure – et c’est ça qui m’intéresse – si l’on pense qu’elle ne se rappelle pas, qu’elle devrait se rappeler, qu’il faut l’aider à se rappeler par exemple : « ça vous fait penser à quoi ? », cela serait l’inciter à l’association pour qu’un sens advienne, un retour du refoulé. Ainsi, ce n’est pas la même direction si on prend ses haltes dans le récit du côté de « elle ne se rappelle pas », et qu’on l’aide à se rappeler, que si l’on profite de l’achoppement pour faire résonner quelque chose du réel de la structure, du trou.
Ce n’est pas la même direction de la cure si l’on considère cette impasse comme un indice du réel que comme signe d’une vérité. Jamais on ne trouvera les mots pour dire la Chose. L’analyste vise alors par son intervention la coupure qui aurait pu être aussi le silence, à faire vibrer quelque chose de ce trou-là. On ne coupe pas pour qu’il y ait d’autres associations qui viennent mais en ayant pour horizon que toute association qui prétendrait y venir ne serait jamais La bonne.
À la lumière du non-rapport sexuel, de l’inadéquation du mot et du corps rien ne viendra finalement obturer le trou. On vise alors l’impossible, l’impossible à dire donc l’ombilic qui est de structure. Donc une interprétation lacanienne du rêve, c’est voir l’ombilic, « l’Unerkannt », le non-reconnu de structure parce qu’impossible à lire. Lire ce qui ne peut pas se dire au-delà du refoulement. C’est une interprétation du rêve pour faire résonner le trou. Tirer profit de la contingence de ce moment, lorsqu’elle dit « y a-t-il un mot pour nommer ça ? » pour l’élever au statut d’impossible signification et détourner donc le rêve des traces de la vérité. De quelle manière soutenir ce qui se montre comme discontinuité afin de contrecarrer les embrouilles de la vérité ? Ce serait ça l’orientation lacanienne, position de trou, l’ombilic comme pierre angulaire du rêve.
C’est dans ce sens que je propose « l’analyste gardien de l’ombilic du rêve ». En mettant le trou, l’ombilic non pas comme pierre obstacle mais comme fondement, pierre angulaire de ce qui travaille dans le discours analytique, en situant l’inconscient comme réel, une éthique de l’écoute du rêve se forge. Une écoute qui ne serait pas toute aliénée au sens. C’est un choix, signale Lacan, que d’être dupe du réel, que d’avancer avec comme fondement qu’il n’y a pas de rapport sexuel, qu’il n’y a pas de mot pour dire La Chose.
Le solde de l’interprétation du rêve qui s’obtient par la voie du discours analytique ne sera pas alors savoir absolu, traduction complète, mais plutôt épine, écharde, savoir épineux, « dépôt, sédiment, qui se produit chez chacun quand il commence à aborder ce rapport sexuel » citation de Lacan dans Les Non-dupes errent. Dépôt : le savoir s’en dépose, c’est effectivement ce qui se produit chez chacun quand il commence à aborder ce rapport sexuel. L’analyste ici doit donc veiller au maintien d’un certain état joycien du rêve, ne pas alimenter le sens, ouvrant à la possibilité d’une lecture littérale du récit du rêve. Ce qui implique une certaine position du sujet vis-à-vis de la lalangue, à rebrousse-poil du sens vers l’isolation des signifiants tout seuls, qui font traces. Le pari c’est qu’ainsi faisant, on ouvre la possibilité d’une nouvelle lecture qui portera elle la trace de cet indicible, le trou.
Du coup, il arrive à l’analyste d’être le gardien de l’ombilic qui est une tâche paradoxale. D’un côté cela veut dire assurer que rien ne vient suturer cette place, ce trou, tout peut y venir mais rien ne doit y rester ; mais aussi lorsque quelque chose s’y loge, mesurer, apprécier, sa fonction dans l’existence du parlêtre.
Voilà où j’en suis de mes réflexions pour l’instant.
Applaudissements
VD : C’est un trajet absolument superbe. Merci Valeria.
VSD : Je ne sais pas si c’est clair…
VD : De 1900 à 2020 !
VSD : Oui.
VD : 120 ans tracés en quelques pages. Alors, je vois qu’il nous reste du temps, avant la discussion. En arrivant tout à l’heure, tu m’as dit que tu avais quelques petits cas cliniques ? Pourrais-tu en présenter un ?
VSD : D’accord.
VD : Je trouve que c’est tellement délicat, de saisir cette ouverture-là, d’un autre usage du rêve. Les cas cliniques que tu amènes nous aident formidablement à le saisir. Le cas de cette dame, l’usage de cette langue wolof qui a pu advenir là.
VSD : Alors un cas. C’est un cas d’enfant, un enfant qui fait des cauchemars que m’a évoqué la définition de Lacan, le rêve comme « cauchemar tempéré ». Alex a 7 ans. Les parents consultent car il est pénible à l’école et à la maison. Il se met en danger, il casse ses jouets, il dérange ses camarades. Ne parvenant plus à le gérer, la maîtresse propose un contrat de comportement qui engage Alex à bien se tenir en classe. Pour les parents, pour l’école, c’est une question de volonté. S’il veut, il peut et il faut qu’il veuille. Au détour de l’entretien, j’apprends qu’Alex fait des cauchemars, qu’il se réveille en criant la nuit mais cela ne fait pas motif de consultation pour les parents. Ça arrive aussi beaucoup, que les rêves et les cauchemars ne soient plus motifs de consultations ! Je souligne qu’ici il y a des enfants qui viennent justement pour traiter cela.
Donc les premières séances, Alex est agité et raconte ses cauchemars dont un qui se répète : « Il y a un marqueur-piqueur qui fait des trous partout, sur les murs, dans la terre, sur la route, partout, partout. » Je pose la question : « un marqueur-piqueur ? », en prélevant ce mot à la couleur homophonique. « Oui tu sais ». Alex prend un feutre et dessine sur le tableau, une voiture avec une pointe devant. C’est un engin, il m’explique. « Il y a un circuit qui active la pointe qui fait des trous par ici, ici, ici. » Plus Alex dessine son cauchemar en le racontant, plus il s’agite, le dessin perd le contour. Alex prend le feutre et crible le tableau de points accompagnant son geste par un comptage 1, 1000, 1 million 56 7040. Il s’agite de plus en plus entraîné par ses comptages sans fin. « Mais, je dis, c’est beaucoup trop ! Pas plus d’1 million quand même ! ». Alex s’arrête et je lève la séance. Après coup, je pense que le « pas plus d’1 million » est venu un peu faire bord, tempérer ce comptage qui s’emballait. La séance d’après, la mère dit : « N’oublie pas de parler de ta fleur de comportement. »
VD Qu’est-ce que c’est ça ?
VSD En fait, dans son cahier de liaison, à la fin, il y a une fleur avec des pétales coloriés en rouge s’il s’est mal comporté, en vert s’il s’est bien comporté.
VD : Dites-le avec des fleurs…
VSD : Voilà. Donc c’est la fleur du comportement. Dans les écoles, ils font pas mal ça. C’est le contrat de comportement, la fleur du comportement. Dans les écoles où je travaille, ils font pas mal ça. Bon, donc, la mère dit à l’enfant qu’il ne faut pas qu’il oublie de parler de ça. Et cet enfant, à moi, il me dit, tout est rouge, toutes les fleurs sont rouges, donc en fait c’est une catastrophe.
Alors, on rentre dans le bureau, cahier de liaison à la main, il me le donne. Je ne m’y intéresse pas. Il dit qu’il n’a pas été sage, qu’il a été pénible. J’entends ce qu’il dit, mais sans rien dire. Alors il éclate de rire et sans s’adresser, il lance, comme des mots éjectés : « zizi-caca ». Alors, je rétorque : « Mais oui, c’est peut-être ça ? Pas une question de sage/pas sage mais de zizi et de caca, peut-être qu’il se passe des choses dans ton corps avant d’être sage ou pas sage ». Alex me regarde, étonné : « Comment tu sais ? » Je lui réponds qu’ici on peut s’occuper de ça et de ses cauchemars. L’apaisement est immédiat. Alex s’assoit et m’explique : « Il y a deux Alex en moi, un ange et un diable. Le diable me fait faire des bêtises. »
Au « comment tu sais ? » d’Alex, je pourrais répondre que c’est son cauchemar qui me l’a appris. Si le cauchemar éclaire la séance d’après, la séance d’après éclaire le cauchemar.
Les cauchemars servent, puisqu’on parle de l’usage du rêve, donc ce cauchemar me sert en tout cas à repérer l’Autre auquel Alex a à faire et les coordonnées de sa jouissance. Le signifiant « marqueur piqueur » apparait comme réponse et défaut de réponse car il troue la scène du rêve au point même du traumatisme où « ça s’ombilique » pour emporter au passage toute l’articulation. Il s’emballe et hop avec 1000, 2000, 5000, il commence à dire toute une série de chiffres. Ce néologisme, trébuchement de la langue, achoppement, ne fait pas équivoque. Il répercute le réel. Il atteste en rêve ce qui se joue pour lui. Il ne fait pas point de capiton, en tout cas, s’il le faisait, moi comme je l’ai prélevé, c’était la catastrophe. Ça fait plutôt puits sans fond. Ce que « marqueur-piqueur » condense dans la synchronie, dans l’image du rêve, fait retour dans la succession de la mise en récit, quand Alex raconte son rêve et que je tire le fil de ce néologisme.
Dans l’après-coup de mon intervention, cela m’enseigne que tirer le fil du néologisme le précipite dans une métonymie non-stop ; c’est par la séance d’après que je saisis combien ce néologisme « marqueur-piqueur » est loin d’être contaminé par le sommeil tempéré mais bien éveillé et tel un marteau-piqueur fait irruption dans son corps. La fonction du cauchemar se précise dans ce cas comme tentative d’inscription d’un événement du corps impossible à traduire dans sa langue commune.
VD : C’est d’une grande finesse clinique. Là, on voit combien c’est la question de l’usage que tu interroges …
VSD : Oui. Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait avec ce matériel-là ? On a affaire à ce cauchemar tempéré, cette définition que donne Lacan que j’entends déjà comme c’est presque un miracle si on ne fait pas que des cauchemars.
J’entends déjà ça, comme toute cette idée, torsion que Lacan fait par rapport à « on est tous fous », « on est tous schizophrènes ». C’est plutôt, c’est étonnant qu’on ne le soit pas, qu’on rêve. Je crois que ça nous invite toujours à repenser la chose à partir de l’impossible et que c’est parfois, c’est plutôt étonnant qu’on ait des jolis rêves.
C’est mettre d’abord le réel comme orientation et comme hypothèse pour repenser la cure. En tout cas, c’est ça qui m’intéresse, les hypothèses qu’on fait, les conséquences qu’on a, c’est toujours cette articulation qui m’intéresse. Du coup, penser que le rêve, c’est déjà un « cauchemar tempéré », c’est mettre le cauchemar comme la première chose que tout le monde rêve, donc c’est le réel qui est en jeu d’abord.
Pour qu’il y ait une élaboration, une perlaboration pour reprendre les termes freudiens ou, qu’il y ait une liaison avec un signifiant, c’est tout un travail, et ça ne va pas de soi. Une des façons, c’est l’usage des noms du père mais ça peut être autre chose, mais c’est plutôt toute la clinique qui se dégage après et du coup je ne sais pas si j’ai répondu à la question.
VD : Dans tous les cas dans le cauchemar, ce qui sourd, c’est le réel.
VSD : Oui.
VD : Et comment ça peut s’attraper.
VSD : Il y a un texte de Daniel Roy qui est paru dans le Papers 3.[19] C’est le seul texte qui parle de rêves d’enfants dans la préparation, et où il pose que le cauchemar est une solution.
VD : C’est ça. C’est le cas pour Alex.
VSD : C’est déjà une réponse. Donc ça, c’est aussi intéressant. Les rêves, contiennent une réponse, et le cauchemar même est déjà une production donc pas très heureuse car les affects qui s’y jouent sont difficiles mais c’est déjà tout de même une réponse.
VD : Alors, est-ce qu’une analyse, ça serait se réveiller du sommeil sans doute, mais se réveiller du cauchemar ?
VSD : C’est oui. Tempérer le cauchemar.
Jean-Robert Rabanel (JRR) : L’expression de « cauchemar tempéré » est associée, enfin je l’associe, à « la paranoïa dirigée ». Il y a quelque chose dans la position de Lacan, qui indique que le tir peut être modulé un peu et c’est peut-être ça la marge d’une analyse.
Alors je voudrais dire à propos de votre exposé, que j’ai trouvé absolument éclairante la manière dont la question est posée de l’articulation entre l’usage du rêve, évidemment du côté de l’analyste et du côté de l’analysant. C’était lumineux dans votre présentation.
Lacan dit, je ne sais pas exactement à quel endroit ça se trouve mais je m’en souviens, l’analyste énonce la règle fondamentale à partir de l’endroit où il est allé lui, jusqu’au bout de son analyse et ça je crois que c’est ça que vous avez fait entendre. Enfin, en tout cas que vous m’avez fait entendre ce matin à propos du rêve.
Le rêve interroge évidemment ça, où est-ce qu’on en est chacun dans son propre parcours analytique et en général, ça se présente souvent dans la pratique à un moment où l’analysant se dit, mais qu’est-ce que c’est que l’analyse ? Et ça peut prendre des allures, des tournures très, très douloureuses et persécutrices même. Qu’est-ce que c’est que l’analyse ? Puisqu’apparemment, ça change tout le temps ! C’est sa chance, ça aussi, parce que l’analysant est impliqué lui-même dans ce mouvement-là. Ça ne lui échappe pas et c’est ce que vous avez insisté pour dire à quel point l’analysant est impliqué aussi bien dans la conception du rêve mais de l’analyse en général. Je vous remercie beaucoup.
VD : Ça met le réel du côté de l’analysant, dans cette rencontre-là, qu’est-ce que c’est, au fond, cette affaire d’analyse ?
VSD : Ça fait réfléchir. Dans l’éditorial que j’ai rédigé pour le Papers 4[20] qui est dédié à la question du réel, du rêve et de la vérité, j’avais mis cette phrase qui m’est venue avec la préparation de ce Congrès : « Dis-moi quelle est ta théorie du rêve et je te dirai quel usage tu en fais », mais il y avait aussi cette autre phrase : « Dis-moi où tu en es de ton analyse et je te dirai quel usage tu en fais ». Comment soi-même en tant qu’analysant, quel usage on fait soi-même de ses rêves dans sa cure. Donc il y a là quelque chose : ça dépend de là où on est donc il y a la topologie.
Jean-Pierre Rouillon (JPR) : Je voulais d’abord te remercier pour la clarté de ton exposé et surtout, tu nous as montré quelles conséquences et comment, à partir de la clinique, on pouvait progresser dans la théorie.
Sur le point où tu en es arrivée qui est au fond de préserver le réel pour continuer la cure, ça m’a fait penser à la fonction du rêve qui a pu être indiquée dans la procédure de la passe où là, il y a quelque chose du rêve qui vient nommer pour l’analysant quelque chose de son rapport au réel.
Est-ce que là, en somme il y aurait un nouage, à un moment donné ? Qu’est-ce qui peut faire nomination, justement ce repérage du trou, ce serrage ?
VSD : J’ai fait exprès de ne pas prendre de témoignage d’AE. Je me suis basée sur la clinique parce que je pense que c’est très difficile. Il n’y a qu’un analyste de l’école qui peut répondre à ça. On ne peut répondre que de là où on est, ça s’est clair, et je ne suis pas là. Mais il y a un numéro de Quarto[21] dédié à ça, la publication d’une soirée de la passe qui a eu lieu au local de l’ECF sur Le rêve, index du réel ou indice de vérité. On peut lire les témoignages, et voir comment dans une cure on utilise ses rêves pour savoir, au sens de révéler quelque chose de la vérité subjective, où comme indiquant quelque chose qui n’appelle plus au sens. Et qu’est-ce qu’on en fait de ça. Il y a différents usages du rêve selon là où l’on est…
VD : Il y a un numéro de LCD qui se prépare aussi sur cette question-là. L’ombilic du rêve, c’est donc un terme de Freud. Dans le dernier LCD n°102 Inquiétantes étrangetés[22], il y a un texte de Lacan introduit par une question que Max Ritter lui pose, sur cette question de l’ombilic du rêve.
Lacan répond, je cite de mémoire, ce n’est peut-être pas tout à fait exact : « Freud a dit combien il était assis lui-même en tant qu’analyste sur l’ombilic du rêve comme sur un cheval. » Est-ce qu’on ne peut pas déjà avoir l’idée que Freud avait là introduit une position d’analyste bien au-delà de la question du sens et de la vérité ? Orientée déjà par le réel, en tout cas une position de l’analyste, assis à cet endroit-là, comme sur un cheval. C’est la position de l’inconfort !
(Rires)
JRR : Sur un cheval, et sans la selle !
VSD : Oui, mais il y a toujours pour Freud, derrière ces points d’impasse, l’idée qu’il va y arriver ou qu’il faut compléter les trous par une construction. Ce n’est pas forcément la même idée qu’a Lacan. Il y a quand même chez Freud cet idéal d’arriver à quelque chose. Ça change un peu après Au-delà du principe de plaisir, les nouvelles conférences, il nuance un peu la chose. Mais il y a toujours cet idéal. Je pense que c’est quand même Lacan qui a tiré ce fil parce qu’au début lui aussi parlait de parole pleine et de parole vide, d’une résolution totale par le symbolique.
MA : Je voulais aussi vous remercier d’avoir bien mis en valeur quelle était la rupture de Lacan par rapport à Freud. Parce que si pour Freud, le rêve est un acte psychique, pour Lacan, c’est de prendre les choses à l’envers. À partir du Séminaire XVI[23], il pose la question d’où viennent les rêves, pourquoi on rêve ?
Il pose la question parce que là, il repart de ce qui figure déjà dans le récit du rêve. Une autre question que je me pose depuis que je cogite aussi là-dessus, qui rejoint peut-être la question que vous posez. Pourquoi est-ce qu’on pose la question : « Est-ce que vous rêvez ? » Est-ce que Freud posait la question ? Non. On lui racontait les rêves, si ça lui est venu, s’il a découvert la question du rêve, c’est que les hystériques, dans les cures des hystériques, à partir du moment où il a mis la règle de l’association libre, ces dames se sont mises à raconter leurs rêves. Aujourd’hui, est-ce que ça vient spontanément la question du rêve, dans le monde actuel ? Est-ce qu’en 1900, sur cette fin de siècle, le rêve n’était pas plus valorisé qu’il ne l’est aujourd’hui ?
VSD : Moi ce qui m’intéresse, c’est quelle hypothèse on soutient, nous et au nom de quoi ? Si on a une idée, Freud avait écrit L’interprétation des rêves, même si peut-être l’idée lui est venue parce qu’une patiente vient lui raconter ses rêves, il fait de ça une technique, ça devient une technique, une action vers le réel. Tout un édifice bâti avec l’idée que c’est une production psychique. Au nom de ça, on questionne, si on s’oriente de ça, si on continue sur cette voie-là et qu’on y croit. Freud le dit très bien le sens du rêve – c’est toute la première partie de l’interprétation des rêves – c’est un héritage d’Aristote, même s’il y a une déviation à un moment donné à la Renaissance avec le dictionnaire, chez Aristote, il y a l’idée du rêve comme pensée de l’âme, dont on peut apprendre quelque chose. Que les rêves aient un sens, la question est là depuis longtemps, la nouveauté avec Freud, c’est que ce sens-là, ce n’est pas dans un livre déjà là, ailleurs, qu’il se loge, c’est le rêveur qui l’évoque. Ce n’est pas une numérologie mantique, ce n’est pas du symbolisme.
Dans le cas de l’enfant dont j’ai parlé, il est vrai que les parents ne viennent pas au nom des cauchemars que l’enfant fait. Est-ce que, aujourd’hui on consulte parce qu’on fait des cauchemars ? Il y a une offre à faire sur ce qu’on fait avec le rêve, avec les cauchemars.
Le rêve nous confronte à quelque chose d’un en-soi malgré soi, je trouve ça intéressant. J’étais invitée, pour cet enfant, à participer à une équipe éducative. Il m’était présenté comme un enfant très difficile à gérer en classe, sur le versant de troubles du comportement. Toutes les personnes qui étaient là mettaient ça du côté « il ne veut pas », « il provoque » ou « il fait exprès ». La seule intervention que j’ai faite lors de cette équipe éducative, ça a été « Est-ce que ça vous arrive de faire des cauchemars ? » On m’a regardée. J’ai continué : « Est-ce que vous avez voulu faire des cauchemars ? » Non. Je pense que c’est ça l’interprétation. Le cauchemar, c’est quelque chose que tout le monde a éprouvé au moins une fois dans sa vie. Le rêve, le cauchemar, font sentir cette dimension de l’en-soi malgré soi, de manière très patente, claire, c’est du concret. Il y a un très joli article sur le blog de l’AMP de C. Alberti[24] qui dit que le rêve c’est quelque chose de concret, c’est très palpable.
VD : On dit bien : « je vous apporte un rêve » ! C’est matériel.
VDS : Ce que Kafka dit du rêve, c’est très joli. Il dit que le rêve c’est tout à la fois absurde car je ne peux exister que si je ne le suis pas, sans lien car je ne sais qui le commande, car je ne sais quel est l’objectif, inévitable parce que ça me tombe dessus avec la même rapidité que le rêve qui surprend le dormeur qui pourtant lorsqu’il se met au lit devrait bien s’attendre à avoir des rêves. C’est unique ou ça semble l’être, on ne peut le raconter parce qu’il n’est pas tangible, il est avide d’être raconté.
VD : Voilà une façon de présenter le rêve dans sa matérialité, par un artiste enfin un écrivain en l’occurrence. Kafka, ça m’amène à une rubrique du blog où il y a des tableaux, des œuvres d’art qui sont présentées sur le rêve. Je pense à un patient que je reçois qui est artiste et qui court-circuite complètement le sens du rêve.
C’est-à-dire qu’il va prendre ses rêves en en faisant un usage esthétique. Par exemple, il rêve d’un parapluie déchiré, qui ne fait plus abri, et bien, il va en faire un usage surréaliste qui l’extrait sans doute d’un réel pour lui dans ce rêve. Alors là, je trouvais très enseignant ces tableaux quand tu disais l’artiste précède le psychanalyste, on peut le retrouver au niveau même de cette formation-là de l’inconscient, le rêve.
JRR : À propos de la suite… Une idée qui me vient est qu’en somme le rêve interroge aussi à propos de ce que c’est que l’analyse, dans l’histoire même de Freud. Dans la période qu’on appelle l’auto-analyse, le travail de Freud qu’il a fait lui tout seul avec ses rêves et le reste qui est le moment où on dit la psychanalyse, le jour où il entend d’autres personnes.
Et là, ça donne l’idée d’un usage sans doute à interroger, entre l’usage des rêves qu’il a fait entre la période qu’on ditd’auto-analyse et les rêves d’après. On doit trouver des points de convergence. Par exemple, au début, il y a un préjugé défavorable sur l’auto-analyse, en générale.
La fin de l’enseignement de Lacan, c’est peut-être quelque chose qui va au contraire vers la réhabilitation de la fin de l’analyse vers l’auto-analyse.
Hervé Damase (HD) : Je voulais déjà remercier également Valeria, parce que vraiment tu m’as donné l’idée, si on ne l’avait pas, que la pratique lacanienne est une pratique très vivante et qui essaie de maintenir toujours cette vivacité en requestionnant sans arrêt à partir de la clinique les concepts. Et la question que je voulais t’adresser, c’était, sans doute que ce thème a été choisi du rêve, pour le Congrès parce que c’est aussi un thème politique. Enfin, il y a quelque chose de « réhabiliter le rêve », comme s’il avait eu un déficit de crédit. Et je me demandais aussi si, parce que tu as parlé de transfert, enfin que les rêves, ce sont des rêves sous transfert. Qu’est-ce que ça devient le transfert quand l’analyste, il est gardien de l’ombilic du rêve ? Ce n’est sans doute pas le même transfert dont il s’agit ?
VSD : Il y a plusieurs questions-là. Oui, je pense que c’est une question politique. Oui, donc, à mon sens. Au sens où on peut faire plusieurs choses avec le rêve. Donc, si c’est un épiphénomène d’un dérèglement du cerveau, on met des électrodes, voilà. On peut faire ça. Prétendre qu’il y a un sens, que ça veut dire quelque chose de soi, c’est quand même la proposition freudienne et on suit cette ligne-là avec l’aménagement que Lacan arrive à faire. Premièrement, c’est ça. Et après, par rapport au transfert, ce qui m’intéresse aussi, c’est que ce n’est pas que le dernier Lacan efface le premier. Donc, j’essayais de dire les choses à ma manière.
VD : Ce que tu as très bien éclairé dans ton exposé.
VSD : C’est cet aspect qui me paraissait abstrait en préparant cette intervention. C’est mettre la vérité à sa place sans l’ébranler. C’est une formule qui résume bien le mouvement de Lacan. Sans l’ébranler, et mettre la vérité à sa place. Ce n’est pas vrai qu’on est dans le hors-sens, qu’on est dans une clinique hors-vérité. Donc, on continue à avoir des morceaux de vérité issus d’un rêve ou de l’association libre. C’est important.
Ça fait même, je pense, en tout cas, dans mon cas, ça fait quand même la matière de mon travail la plupart du temps. On n’est pas dans le hors-sens, dans les trous, une zone, je ne sais pas. Par contre, ça oriente l’écoute depuis le début. Ce n’est pas la même chose que d’interpréter, de pointer quelque chose, en sachant que ça peut être tantôt ça comme une autre chose ; que cette vérité n’est pas plus vraie qu’une autre vérité. Je pense qu’on n’écoute sûrement pas de la même manière, que ça transpire en filigrane, si on intervient en ayant en tête que notre intervention, d’abord, ce n’est sûrement pas la bonne.
Du coup on se positionne quand même. On est plus humble, je ne sais pas comment dire, on est autrement quand on a l’idée que le trou est là depuis le début, et qu’on n’a pas plus de vérité, de toute façon, que la personne qui vient nous voir. J’ai ainsi l’impression que, dans la position même, ça dégage quelque chose, même si on est dans la quête d’un sens. Qu’en ayant une quête de sens, en ayant ça en tête, ce n’est pas la même quête de sens en disant c’est parce que ta maman qui t’a dit ça…, ton papa …, et voilà, avec une clé œdipienne, rigide qui va venir interpréter ce qui se passe pour la personne. Sinon, sous transfert, du coup, je ne sais pas si on peut attribuer ça à l’inconscient réel ou à l’inconscient… ?
Si on fait allusion à ça, c’est un peu compliqué mais, en tout cas, je vais le faire très rapidement. Dans ce sens, ce qui nous intéresse, c’est ce qu’on nous raconte, déjà. C’est sous transfert, déjà. Parce qu’ils sont racontés, ils sont adressés. Donc, point. Mais est-ce qu’il y a un moment où, je pense, on revient à l’auto-analyse ? C’est-à-dire où le patient, l’analysant, utilise l’analyse comme excuse physique et corporelle, pour que la boucle de sa voix revienne sur lui, même pas sa parole, sa voix, revienne pour lui, pour s’entendre dire et pour scander lui-même ce qui se passe pour lui.
L’analyste, du coup, coupe avant que le sens soit bouclé. C’est ça le versant de la cure, le versant d’une analyse avec la personne qui veut aller jusqu’au bout. On ne parle pas là de la structure clinique, on parle de quelqu’un qui est en analyse. On est dans une situation très particulière. Là c’est un message différent. Du côté de l’analyste, c’est couper avant que le sens advienne. Couper avant que le S2, que le savoir ne vienne lier les signifiants. Je ne sais pas si je réponds à la question. J’associe.
JPR : Par rapport à cette question, en somme, de l’actualité globale, c’est vrai que dans un premier temps, on peut dire que c’est moins d’actualité mais au fond, si on regarde, par exemple, les formes modernes de récits que sont les séries, il y en a plein. Il y a même des épisodes entiers de rêves et qu’on voit qu’il y a un déplacement parce que le rêve n’est plus utilisé du tout de la même façon, dans les séries, qu’il était utilisé, par exemple, avec Hitchcock, du côté de la révélation d’un sens.
Donc, il y a vraiment quelque chose qui indique que là, il y a quelque chose qui dure et c’est pour ça qu’au fond on voit bien que les scientifiques, comme tu disais, ils essayent d’attaquer ça, avec leurs trucs neuro. Parce que ça, c’est certainement un des points sur lesquels la psychanalyse a des positions assurées.
VD : C’est peut-être le marteau-piqueur du jeune garçon qui attaque en retour quelque chose là d’une position comportementale.
VSD : Mais oui. Oui, là, il y a une dimension politique. Je l’avais mis dans mon travail. En fait, c’est… le rêve pédagogique, cauchemar d’enfant.
VD : Voilà, c’est cela.
VSD : Il y a une phrase de Goya que Lacan reprend : « Le sommeil de la raison engendre des monstres ». Voilà. « Le sommeil de la raison engendre des monstres ». Que Lacan ponctue, c’est la ponctuation comme interprétation, comment on peut l’entendre. Le sommeil de la raison engendre des monstres. Quand il n’y a pas de raison, il y a des monstres. Ou bien, on peut entendre que c’est la raison qui endort. Et donc, c’est le schéma de « L’enfer est pavé de bonnes intentions ». De ce côté-là, et le rêve pédagogique, c’est le rêve de la raison qui peut engendrer des monstres.
VD : Absolument, et là, on a l’artiste qui nous dit ça avant Freud. Parce que chez Goya, il ne fait pas de doute que c’est bien de ça dont il parle. Dans tous ses tableaux…
VSD : Tout à fait.
VD : Je suis très surprise de comment les enfants qu’on reçoit, ont vraiment le goût de raconter leurs rêves. Je reçois un petit garçon, qui a voulu prendre rendez-vous, il n’y a pas très longtemps, en disant qu’il voulait voir un analyste, parce qu’il avait son copain qui lui avait raconté qu’il racontait ses rêves en analyse. Il est venu par le rêve. Il m’a raconté quatre rêves. Et puis cela lui a suffi. Quelque chose s’est résolu pour lui, à partir du fait qu’il est venu me parler de ses rêves. Donc, par les enfants, on a là quelque chose qui se maintient de la transmission de la psychanalyse avec Freud. Hans racontait des rêves à Freud !
VSD : Oui. Tout à fait.
VD : Alors, des questions ? Pierre ?
Pierre Bosson (PB) : Je veux bien essayer de poser une question mais je n’arrive pas à la formuler. Mais je partirais comme idée de fond de : Est-ce qu’il y a une ligne de partage des eaux entre ce qui paraît d’une façon rousseauiste et selon d’une autre façon, ce que dit la psychanalyse ? Et puis l’opinion plus générale que ça ne tiendrait pas la route. Qu’est-ce qui ferait le partage des eaux entre ce qui va de soi et ce qui ne va pas de soi ?
Quant au parti pris qu’on prend suivant qu’on est patient, praticien de s’occuper précisément, justement, du rêve, et qu’on en fait, comme vous dîtes, au fond un certain usage, un peu réglé, technique. Au fond, on sait bien, que, à partir de la pratique de Lacan, il a exclu qu’on ne raconte jamais un rêve, comme vous l’imaginez, en entier.
VSD : Je n’ai pas compris la question (rires) mais ce que ça m’évoque, moi, je ne sais pas, mais pour Lacan, Freud déjà, le rêve, c’est son récit. Donc, ce que je trouve intéressant avec le rêve en tout cas, c’est qu’on est confronté à une dimension de la perte. On ne se souvient jamais du rêve tel qu’on l’a rêvé. Il y a quelque chose de l’idée qu’on ne l’attrape pas. On ne l’attrape pas ! Peut-être qu’on a rêvé, alors on veut l’attraper. Donc, déjà, c’est intéressant. Et il y a un soi malgré soi. C’est qu’on ne décide pas de quoi rêver. Même si on fait des efforts.
JRR : C’est déjà capital. C’est capital.
VSD : Et ça je trouve que c’est quand même facile à exprimer, à transmettre, même face à des comportementalistes. C’est concret, ça.
JRR : C’est un fait.
VSD : Et ça, je trouve que c’est la chose la plus répandue. Voilà. On a tous vécu cette expérience-là.
PB : On peut le dire de toutes les formations de l’inconscient. J’ai entendu une conférence de Marie-Hélène Brousse où elle disait à quelqu’un, c’est dans une revue italienne, où elle disait, « bon, vous arrivez, en retard au rendez-vous, ça va de soi que ça fait partie du fait qu’il y a un inconscient « .
VSD : Oui. Cela étant, on peut aussi s’en être défendu. Parce que j’imagine qu’avec le lapsus ou les actes manqués, on peut dire : « c’est une erreur, ce n’est pas moi ». Mais il y a quelque chose dans le rêve qui échappe. C’est à nous.
VD : C’est l’auteur.
VSD : Voilà. C’est à nous, sauf si on croit qu’il y a un petit bonhomme qui dans notre sommeil vient nous créer un scénario. C’est nous qui créons le scénario. J’avais trouvé aussi en préparant ça, un rêve raconté par le compositeur, Tartini.
VD : Ah ! Oui.
VSD : Donc, je ne sais pas si vous connaissez cette anecdote. Donc, je…
VD : Chez Freud.
VSD Non, ce n’est pas chez Freud.
VD : Ah bon !
VSD : Je ne l’ai pas trouvé chez Freud.
PB : Le compositeur ?
VSD : Tartini. Tartini. Un compositeur italien.
VD : Très italien.
VSD : Très italien ! Il a composé entre autres la sonate du diable. Donc, il raconte son rêve : « Une nuit, j’ai rêvé que j’avais fait un pacte et que le diable était à mon service. Tout était ainsi fait, au grès de mes désirs, mes volontés étaient toujours prévenues par mon nouveau domestique. J’imaginais de lui donner mon violon pour voir s’il parviendrait à me jouer quelques concerts. Mais quel fut mon étonnement lorsque j’entendis une sonate, si singulièrement belle, exécutée avec tant de supériorité et d’intelligence que je n’en avais même rien conçu qui put être en parallèle. J’éprouvais tant de surprise, de ravissement et de plaisir que j’en ai perdu la respiration. Je fus réveillé par cette violente sensation. Je pris à l’instant mon violon, dans l’espoir de retrouver une partie de ce que je venais d’entendre. Ce fut en vain. La pièce que j’ai composée, alors est à la vérité la meilleure que je n’ai jamais faite et je l’appelle encore la sonate du diable. Mais j’ai tellement reçu de celle qui m’avait si fortement ému que j’ai brisé mon violon et abandonné pour toujours la musique, s’il m’eut été possible de me priver des jouissances qu’elle me procure ». Moi, je pense que là, c’est très joliment dit cette sensation du rêve qui l’inquiète. On a attrapé quelque chose du rêve. On veut l’attraper, une fois réveillé, c’est perdu pour toujours. Voilà, c’est quand même ça. Moi, je pense que c’est une expérience que le rêve invite à faire. Quelque chose de perdu. De l’objet perdu. Il n’est plus là. On ne peut pas l’attraper.
VD : On a quand même Mozart qui, lui, se réveille avec un opéra complet et qui arrive à le mettre sur le papier. Là, c’est le génie !
JRR : Le rêve, c’est le réveil !
VD : C’est le réveil ! Oui, pour Mozart ! C’est la différence avec Tartini.
MA : C’est que c’était sans doute son récit de rêve.
VD : De qui ?
MA : De Mozart. C’était certainement son récit de rêve à lui.
VD : Quel était ce physicien mathématicien qui disait que ses formules mathématiques importantes – là, on touche à l’esthétique – se donnaient dans ses rêves ? Qui était ce grand physicien mathématicien ?
JPR : Bohr ?
VD : Non, beaucoup plus connu ![25] Et qui affirmait avoir obtenu dans ses rêves la résolution à certaines équations, par la satisfaction esthétique qu’il en éprouvait.
Alors, comme quoi, les usages du rêve, on n’a pas fini de les explorer. C’est génial d’avoir pris ce thème-là. D’autres questions ? Non ? Voilà de quoi vous déboussoler suffisamment par rapport à l’usage que vous ferez de vos propres rêves !
Alors, merci beaucoup, Valeria, pour cette magnifique conférence… de rêve !
Références
1 | Lacan J., La Troisième, La Cause freudienne, n°79, Navarin Editeur, Paris, 2011, p. 24. |
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2 | En raison des mesures sanitaires mondiales liées au Covid-19, le Congrès de l’AMP a été reporté au 14-18 décembre 2020 |
3 | Freud S., L’interprétation des rêves |
4 | https://congresoamp2020.com/fr/el-tema/papers/papers_004-fr.pdf |
5 | Rabanel J.-R. L’invention de l’interprétation, Interpréter l’enfant. La Petite Girafe, Navarin, 2015, p. 157 |
6 | Freud S., Interprétation des rêves |
7 | Ibid. |
8 | Freud S., L’Interprétation des rêves, Seuil, Paris, 2013 |
9 | Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 118. |
10 | Borges J. L., « Ragnarok », extrait de L’Autre, le Même, Œuvres Complètes, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1999, p. 25. |
11 | Lacan J., Le séminaire sur « La lettre volée », Écrits, p. 41 |
12 | Eric Laurent, argument NLS : https://www.nlscongress2019.com/speechesfr/-linterprtation-de-la-vrit-lvnement-argument-du-congrs-2020-de-la-nls-gand-par-ric-laurent |
13 | « Unité sémantique » fait référence au texte de J.-A. Miller, L’interprétation à l’envers dans La Cause freudienne n° 32, 1996 |
14 | Lacan J., Le Séminaire Livre XX, Encore, 72-73, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2016 |
15 | Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005 |
16 | Ibid p. 125 |
17 | Ibid p. 31. |
18 | Lacan J., Les non-dupes errent. 11 juin 1974 inédit. |
19 | https://congresoamp2020.com/fr/el-tema/papers/papers_003-fr.pdf |
20 | https://congresoamp2020.com/fr/el-tema/papers/papers_004-fr.pdf |
21 | La réson du rêve, Quarto, n° 123 : https://www.ecf-echoppe.com/produit/la-reson-du-reve/ |
22 | Inquiétantes étrangetés, La Cause du désir n° 102 – juin 2019 : https://www.ecf-echoppe.com/produit/inquietantes-etrangetes/ |
23 | Lacan J., Le Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006 |
24 | C. Alberti : https://congresoamp2020.com/fr/articulos.php?sec=el-tema&sub=textos-de-orientacion&file=el-tema/textos-de-orientacion/20-02-07_rien-de-plus-concret-que-le-reve.html |
25 | Il s’agit du mathématicien H. Poincaré |