LE RÊVE : ÇA PARLE, ÇA MONTRE, ET ÇA JOUIT

Valentine Dechambre (VD) : Quel plaisir nous avons d’accueillir Sophie Gayard (SG), ici, en présence. Ce moment est pour nous exceptionnel, et cela pour différentes raisons. D’abord parce qu’il s’agit de la conférence d’une AE, c’est-à-dire qui a réussi cette « performance » − terme que j’emprunte à J.-A. Miller − de témoigner d’un parcours analytique mené jusqu’à sa fin.

Je rappelle comment le titre d’analyste de l’École est délivré pour trois ans, à ceux qui au terme de la procédure dite de la passe sont jugés susceptibles par la commission responsable, la commission de la passe, de témoigner des problèmes cruciaux de la psychanalyse, donc à partir de leur expérience. Nous avons entendu ton premier témoignage de passe lors des 49èmes Journées de l’École, il y a un peu moins d’un an. Tu m’as dit avoir appris ta nomination le dimanche juste avant les Journées ! Une performance redoublée, en quelque sorte…

SG : On a l’idée que la fonction de la hâte peut avoir quelques vertus !

VD : Cette conférence est pour nous aussi un moment exceptionnel, du fait que c’est, depuis février, le premier événement qui se passe en présence dans notre ACF, depuis la mémorable et joyeuse conférence de Valeria Sommer – Dupont qui ouvrait ce séminaire.

Nous t’avions donc invitée à faire une conférence dans le cadre du séminaire d’Étude de l’ACF MC dont le thème cette année est celui du congrès de l’AMP : Le rêve. Son interprétation et son usage dans la cure lacanienne. Ce congrès devait avoir lieu en avril, il a été reporté en décembre, pour être finalement annulé, en raison de la situation sanitaire. Mais il a produit une préparation intense, je fais référence au blog du Congrès, à la revue Scilicet et aux nombreux articles parus dans les revues de l’École : La Cause du désir, Quarto… Celle-ci a montré comment ce terme du rêve restait vivace dans sa définition première, freudienne, comme voie royale d’accès à l’inconscient. Mais il trouve à s’inscrire dans la subjectivité de notre époque où Lacan lui a frayé le passage par son dernier enseignement, avec l’inconscient parlêtre qu’il nous reste encore à explorer.

La conférence que nous allons entendre relève donc du travail d’AE. C’est dire combien son enseignement est précieux de s’articuler directement à l’expérience de la cure.

SG : Un grand merci à Valentine Dechambre, à Jean-Robert Rabanel, ainsi qu’à l’ensemble des membres de l’ACF MC et à vous tous pour cette invitation à venir parler avec vous du rêve.

C’est un immense plaisir pour moi que de vous rencontrer ici aujourd’hui. Cette rencontre devait avoir lieu au mois de juin dernier et cela n’a pas été possible à cause de l’épidémie de coronavirus qui touche depuis de nombreux mois toute la planète, et qui hélas prend des allures de cauchemar plutôt que de rêve. Jusqu’à la dernière minute, on ne savait pas si ma venue allait être possible, aussi bien de mon fait que du vôtre puisque nous sommes tous embarqués dans cette situation, en nous ajustant avec la prudence nécessaire et en même temps la tentative de maintenir les choses possibles quand elles le sont. Ça me semble le seul fil qu’on puisse tenir, un équilibre précaire entre la prudence, la précaution et en même temps en n’arrêtant pas tout ce qui est encore possible. Quand quelque chose est possible du côté de la présence, j’avoue nettement là ma préférence. Cette épidémie bouleverse beaucoup de choses, outre l’inquiétude qu’elle suscite pour nos proches, pour nous, elle bouleverse aussi notre rapport au temps et à l’espace depuis quelques mois, dans une espèce de mouvance parfois fort bizarre : le temps suspendu du confinement, puis du déconfinement, l’arrêt de beaucoup d’activités, modifications de beaucoup d’autres, changements dans nos déplacements qui tendent à se réduire. Un nouveau signifiant-maître est apparu, à l’heure de la biopolitique : celui de distanciation sociale dont j’avoue qu’il n’a pas mes faveurs …

Or la psychanalyse, ça nécessite la présence des corps. Je garde toujours présent à l’esprit ce que Lacan dit dans le Séminaire xix, …ou pire à propos des entretiens préliminaires : « ce qui est important, c’est la confrontation de corps[1]». Cette phrase m’a toujours arrêtée et je la garde maintenant comme un enseignement précieux. Bien sûr cela concerne les entretiens préliminaires, le dispositif analytique mais au-delà même de son aspect ancré dans la pratique, parce que la psychanalyse est une pratique, cela concerne toute la psychanalyse elle-même, pas seulement le temps de la séance.

Mais la psychanalyse sait aussi faire avec les aléas du temps, c’est fort heureux parce qu’on ne peut pas ignorer ce dans quoi nous sommes plongés et nous sommes tissés de tout ce qui se passe autour de nous. Aucune position d’isolement de quoi que ce soit qui concerne la vie du monde n’est tenable. Donc oui, on est obligé de faire avec ça et beaucoup d’activités, de séminaires, d’enseignements, parfois de cartels se déroulent actuellement par visioconférence. Je m’y soumets aussi, pour ma part, ce n’est pas de façon très joyeuse, c’est pour faire avec le possible. Et puisque c’était possible, je suis venue à Clermont aujourd’hui et je vous remercie très vivement de m’accueillir ainsi, en chair et en os ! C’est nettement ma préférence.

Le congrès de l’AMP, qui avait mis au programme ce thème magnifique du rêve qui me plait beaucoup, qui depuis deux ans a été travaillé dans toute l’AMP, n’a pas pu avoir lieu au printemps dernier : à cette place, un manque s’inscrit, ce congrès est devenu « un fantôme », dans le sens dévolu à la fiche indiquant à sa place dans une bibliothèque le livre qui en est momentanément sorti.  Cependant, que le congrès de l’AMP n’ait pas eu lieu ne le rend pas moins présent. Notre travail d’aujourd’hui s’y raccorde donc.

Je sais aussi puisque Valentine me l’avait transmis, que c’est dans la perspective de ce Congrès que vous aviez mis au travail cette question du rêve dans tout votre séminaire de l’année dernière, et j’ai eu la chance, à défaut de pouvoir y assister, de lire plusieurs des contributions qui ont jalonné toute votre année de travail. Que dire après tant de propos si éclairants ? La tâche est difficile ! Le moment de travail dans lequel je me trouve, qui est celui de mon mandat d’AE, me conduit à m’inscrire dans votre propre travail en essayant de prendre les choses par le biais de mon expérience analytique, puisque c’est ce que j’essaye actuellement de faire ; de tirer les fils et les élaborations de ce que continue de m’enseigner ma cure.  À partir de cela, je peux essayer de transmettre quelque chose de la psychanalyse et on ne sait jamais très bien ce que c’est. C’est la chance de la passe, c’est sa difficulté aussi. Cette conférence ne sera donc pas aussi savante que beaucoup de celles qui ont fait le sel de votre séminaire, mais je me suis dit que j’en faisais l’occasion d’essayer de me rendre raison à moi-même d’un certain nombre de questions que je me pose aujourd’hui sur le rêve, à partir de ma propre cure. Donc, merci à vous de cette occasion de travail, de me permettre d’essayer d’avancer un peu plus dans ce travail, là. Et j’ajouterai que j’y suis d’autant plus sensible que cela a lieu ici, à Clermont-Ferrand, votre région m’étant chère à plusieurs titres personnels… dont des souvenirs d’enfance.

Pour toutes ces raisons, être ici aujourd’hui, avec vous, c’est donc un rêve ! Et un rêve pour parler du rêve, quoi de mieux !

Introduction

J’avais proposé un titre et je l’ai gardé… me voici donc tenue par ce titre ! Je le maintiens donc : en effet, dans chaque rêve, ça parle, ça montre, et ça jouit. Si Lacan le dit explicitement en ces termes, que l’on peut glaner à différents moments de son enseignement, il suffit de lire L’Interprétation des rêves de Freud pour n’en pas douter. En fait, cette triade est déjà freudienne.

Vous y entendez sans doute, la question qui me guide : comment le rêve est-il une formation de l’inconscient qui se prête de façon élective à situer le nœud des trois registres dégagés par Lacan et qui font notre solide boussole : le symbolique – ça parle, l’imaginaire – ça montre,et le réel – ça jouit ? Et vous y entendez aussi l’insistance d’un « ça », dont nous aurons à nous demander de quoi il s’agit.

Car le rêve tout à la fois comporte un nœud, que Freud a appelé l’ombilic, procède de ce nœud et est lui-même nœud.

Je me suis posée la question de savoir si les rêves faits au cours d’une analyse pourraient nous renseigner sur les variations du statut que prend l’inconscient pour l’analysant au fil d’une cure. C’est en fait un départ freudien, pour un trajet lacanien !

Je voudrais donc tout d’abord repartir de Freud. Car, moi, il me faut toujours repartir de Freud ! Sans doute parce que « la psychanalyse a consistance des textes de Freud [2]» comme le dit Lacan. Il y a en effet une place particulière du rêve dans la psychanalyse et une place particulière de la Traumdeutung dans l’œuvre de Freud. Cette place est affine à l’hypothèse freudienne fondamentale, celle de l’inconscient, dont vous savez que Freud le qualifie « d’hypothèse nécessaire et légitime », puisqu’il fait du rêve la voie royale qui permet d’y accéder. Mais tout de même, « L’inconscient − drôle de mot ![3]», comme le lance Jacques-Alain Miller à Lacan bien plus tard, dans « Télévision » ! L’idée m’est alors venue de repartir d’un rêve a priori tout simple et bien connu, vous le connaissez tous, le rêve de la petite Anna Freud. Vous savez celui de (« fraises, flan, bouillie ») selon les traductions, et d’en faire l’occasion de quelques propos introductifs à mes questions sur le rêve et l’inconscient.

Puis, j’essayerai, à travers quelques rêves de ma cure, de montrer comment par le biais de « ce que ça montre » et de « comment ça le montre », le rêve est susceptible de nous renseigner sur les modifications du statut que prend l’inconscient au fil d’une cure, de l’inconscient transférentiel à l’inconscient réel. C’est en tout cas mon hypothèse.

Mes propos vont suivre deux grandes parties, si je puis dire.

Première partie où je repars de Freud et de la petite Anna.

1 – Le rêve : inconscient, désir et sommeil

Vous m’en excuserez, ce sont des choses très connues mais je vais reprendre des choses très basiques sur le rêve.

La thèse de Freud sur le rêve se décline classiquement en plusieurs points, les trois points majeurs qu’il accentue sont :

  • Il est la voie royale d’accès à l’inconscient ;
  • Il est un accomplissement de désir ;
  • Il est le gardien du sommeil.

Toutes choses que tout le monde sait.

Le rêve de la petite Anna, rêve d’enfant, se prête assez bien à les illustrer.

Je vous rappelle le rêve : La plus jeune fille de Freud, Anna, alors âgée de 19 mois, une toute petite fille, a été mise à la diète toute une journée. Dans la nuit, son père l’entend parler dans son sommeil. Que dit-elle ? « Anna Freud, fraises, gosses fraises, flan, bouillie ». Ça ne doit pas tout à fait se prononcer comme ça dans le texte que l’on trouve dans la Traumdeutung, il y a des points à la place des r, car cette petite fille de dix-neuf mois ne prononçait peut-être pas parfaitement bien tous les phonèmes.

Voici comment Freud commente ce rêve : « Elle employait alors son nom pour exprimer la prise de possession. Son menu comprenait apparemment tout ce qui lui avait paru désirable. Le fait qu’elle y avait mis des fraises sous deux formes était une manifestation contre la police sanitaire domestique ; elle avait remarqué, en effet, que la bonne avait mis son indisposition passagère sur le compte d’une grande assiettée de fraises ; elle prenait en rêve sa revanche de cette appréciation inopportune.[4]»

Freud relate donc ce rêve d’enfant qui semble assez simple car très directement articulé aux restes diurnes, à l’appui de sa thèse selon laquelle le rêve est un accomplissement de désir. Certes, c’est un enseignement majeur de ce rêve, mais ce n’est pas le seul.

Dans son rêve, la petite fille se satisfait de ce qui lui a été interdit. Trois éléments sont donc en jeu : la réalité, la satisfaction et l’interdit.

En effet, dans le rêve d’Anna, d’emblée exit la réalité. À celle-ci se substitue la réalité psychique, c’est-à-dire la réalité de l’inconscient, par l’intervention du processus primaire. Le ressort s’en trouve dans l’interdit d’où surgit le désir. Les fraises ont été interdites, et de ce fait, sont devenues éminemment désirables ; dans le rêve, le désir va plus loin que l’interdit qui pourtant l’a fondé (pas seulement des fraises, mais aussi flan, bouillie, toutes choses éminemment désirables qui n’ont plus rien à faire avec le besoin mais qui viennent à s’équivaloir dans leur enchaînement métonymique). En fait, nous n’avons aucune idée des images du rêve, ça on ne sait pas. On n’a pas non plus un sujet en analyse racontant son rêve. On a Freud attrapant ces quelques mots entendus de sa petite fille en train de dormir. Là, le rêve, ce que l’on suppose être le rêve, se réduit à la succession des mots parlés à voix haute, à une suite de noms, sur le fond d’une première nomination, celle de son nom propre, puisque ça commence par Anna Freud, avant fraises, bouillie… « Prise de possession » a dit Freud à ce sujet ; certes, mais surtout prise de parole en son nom, énonciation qui équivaut à un « Je » qui se compte dans le texte.

Alors en relisant tout ça, ça m’a aussi évoqué, c’est le côté association d’idées, si je puis dire, − la comparaison est un peu osée, vous m’en excuserez ! − le cri d’Hamlet, à l’enterrement d’Ophélie, au cimetière où Hamlet va sauter dans la tombe et venir se colleter avec Laërte. Et cette scène, ce moment particulier et si crucial dans le déroulé de l’histoire d’Hamlet, c’est le moment où Hamlet s’écrit « This is I, Hamlet the Dane », « Moi, Hamlet le Danois » : il commence par se nommer. C’est sans doute ça qui m’a fait avoir une association d’idées, parce que ce moment-là, Lacan lui donne une importance particulière dans son commentaire d’Hamlet.  Ce moment où il se jette là pour aller se bagarrer avec Laërte mais en disant « Moi, Hamlet le Danois », c’est le moment où Hamlet, embarrassé depuis le début dans les atermoiements de son désir, le récupère, le retrouve, s’en ressaisit et la structure du fantasme s’y aperçoit : $ <> a. Cela nous ouvrirait aussi à tout un pan de questions autour du thème rêve et fantasme… que nous allons cependant laisser de côté.

Revenons au rêve d’Anna. Qu’est-ce qu’il nous démontre aussi ? Que la satisfaction ne tient en rien à la présence d’aucun objet, elle est pure satisfaction hallucinatoire. Le rêve n’est pas traditionnellement sans quelques accointances avec le délire. Certes, on pourrait parler de cela, peut-être aurais-je du l’évoquer d’ailleurs… Je pense au texte de Freud sur « Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen » qu’on pourrait convoquer pour ce faire… mais difficile d’être exhaustive ! Si le rêve n’est pas sans accointance avec le délire, n’est-ce pas à cause de cette sorte de folie qu’il y a à trouver satisfaction par la fiction et du fait de la subversion de la réalité qui s’ensuit ? Parce que la substitution de la réalité psychique à la réalité, en fait, fait complètement disparaître cette dernière.

Et vous savez que sur cette question, Lacan en viendra à dire que la réalité, c’est le fantasme.

Alors, sur réalité, réalité psychique et hallucination, Lacan dit : « C’est du point où le sujet désire, que la connotation de réalité est donnée dans l’hallucination. Et si Freud oppose le principe de réalité au principe de plaisir, c’est justement dans la mesure où la réalité y est définie comme désexualisée.[5] » Ça, c’est une citation de Lacan dans Le Séminaire XI.

De quoi se satisfait Anna ? De mots, de signifiants dira Lacan. Dans le rêve, nous trouvons donc une connexion entre le symbolique et la satisfaction. Alors, si nous mettons en général l’accent, avec l’interprétation des rêves, sur le versant du déchiffrage de l’inconscient qu’ils permettent, du côté où l’inconscient interprète et se prête à l’interprétation, cette connexion nous met cependant dès lors sur la voie de la question des rapports du signifiant et de la jouissance. Si l’on revient à l’anecdote rapportée par Freud, quelle déduction en fait-il ? Il entend sa fille parler pendant son sommeil, il en déduit qu’elle rêve et que ce rêve réalise un désir. En fait je me suis dit qu’on pouvait reformuler ça ainsi : Il entend un « ça parle » dont il déduit un « ça jouit ».

Dans le rêve de la petite Anna, nous sommes sous le règne du principe de plaisir qui règne en maître, donc, sur les événements psychiques. Malgré la présence de son pendant, le principe de réalité, Freud précise que « la substitution du principe de réalité au principe de plaisir ne signifie pas une suppression du principe de plaisir mais seulement une façon d’assurer celui-ci.[6]» Il l’écrit dans un article de 1911, « Formulations sur les deux principes du cours des évènements psychiques », un texte assez fondamental me semble-t-il.

Dans une note du début de ce texte, pour prévenir les critiques qu’on pourrait faire à sa théorie, Freud la qualifie de fiction, à savoir, dit-il, « une organisation qui est entièrement soumise au principe de plaisir et qui néglige la réalité du monde extérieur[7]». Mais il la justifie aussi en faisant remarquer combien son modèle ressemble à la vie du nourrisson.

Ce qui m’a frappée en relisant ce texte, c’est de remarquer que Freud termine par la référence à un autre rêve, et je me suis demandée pourquoi, puisque j’étais branchée sur la question du rêve. Il s’agit du rêve du père mort, autre rêve bien connu. Freud le choisit alors pour illustrer ce qu’il appelle « la monnaie névrotique », expression mettant en garde les analystes de ne jamais se laisser entraîner « à introduire l’étalon de la réalité dans les formations psychiques refoulées[8]». Principe de plaisir et principe de réalité, finalement, nous ramènent donc encore au rêve. Et ce rêve du père mort, vous vous en souvenez sans doute, renvoie à rien moins qu’à « la signification infantile du désir de mort dirigé contre le père[9]». 

D’ailleurs, dès la Traumdeutung Freud disait « Le rêve ne fait pas de différence entre le désir et la réalité.[10]» Et l’exemple qu’il proposait alors, quand il écrivait cette assertion, que le rêve ne fait pas de différence entre le désir et la réalité, c’était déjà ce même rêve du père mort. C’est ça qui m’a frappée.

Bien sûr la référence au père, elle est prégnante et centrale dans toute la Traumdeutung dont Freud nous a dit combien ce travail était pour lui-même lié à l’après-coup de la mort de son père. Freud nous met donc en garde, et je pense que ça, c’est une des choses qu’il convient de garder toujours à l’esprit, dans notre pratique, il nous met en garde de ne pas introduire l’étalon de la réalité, mais finalement, ne pourrait-on pas déduire de ce texte, qu’il nous propose en revanche, l’étalon du père mort, comme celui auquel mesurer ce qu’il en est de la « réalité psychique » ? C’est en effet le nom freudien de l’articulation du désir à l’interdit que nous avons vu à l’œuvre dans le rêve de la petite Anna. D’une certaine façon, on retrouvera chez Lacan ce qui relève du meurtre du père chez Freud, sous les espèces du mot « meurtre de la chose ». Et on peut aussi trouver quelque chose de cette question du père dans le rêve de la petite Anna. Je me suis souvenue à ce moment-là d’une lecture que j’avais faite d’un article, d’une de nos collègues, Susanne Hommel, un article déjà ancien, que j’aime beaucoup, une petite note que vous pouvez trouver dans un numéro d’Analytica qui date de 1984. Susanne Hommel nous donne un petit commentaire très précieux du rêve de la petite Anna Freud[11]. Je vais vous faire un résumé de l’article, lisez-le, ce sont deux pages absolument délicieuses de finesse.

VD : Susanne Hommel est une germaniste.

SG : Oui, bien sûr, Susanne, toujours, nous donne des choses très précises d’être germaniste et d’avoir une attention à la langue de Freud et à son maniement, aussi aux signifiants qu’il utilise. C’est une oreille que nous n’avons pas tous. Elle est précieuse pour nous permettre d’attraper des choses qui parfois nous échappent de la littéralité du texte, d’où le plaisir que j’ai eu à relire ce court texte si fin.

Et ça se rattache à ce que Freud fait du rêve du père mort qu’on retrouve à plusieurs endroits, mais qu’on retrouve là, sur ce point précis aussi bien dans la Traumdeutung que dans les « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques ».

Alors sur le rêve d’Anna, je vous dis ce que Susanne Hommel y attrape. Elle repart des mots en Allemand, entendus par Freud, dits par sa petite fille, rêvant endormie : C’est Anna F.eud, et même si ce n’est pas bien prononcé, elle garde les petits points, là où c’était sans doute mal prononcé Er(d)beer, Hochbeer, Eier(s)peis, Papp. Ce sont les mots en allemand. Mais elle dit qu’on pourrait aussi entendre et découper ça autrement. Ce que nous faisons toujours dans ce que nous saisissons d’un rêve, dans ce que nous entendons de la part de nos patients. Bien sûr que la découpe ne suit pas toujours la première intention de celui qui dit : « j’ai rêvé ça ».

Alors, elle en propose deux différentes, en faisant varier des positionnements de virgules éventuelles : 

Ei, er speis(t), Papa, ce qui donnerait à ce moment-là : « Oh, il mange, Papa ». Papa mange alors que moi je n’ai pas le droit de manger, sa petite fille a été mise à la diète. Lui est autorisé à… moi, pas. On retrouve quelque chose d’un point vraiment essentiel que je disais de ce rêve, cette jonction du désir et de l’interdit. Il y a un dire que non. Il y a quelque chose à quoi elle dit « non », là.

Mais on peut aussi découper la phrase un peu autrement et la redire tout en gardant exactement la même succession des sons de la langue.

Ou alors : Ei, er speis(t) Papa : « Oh, il mange Papa ». Mais qui mangerait Papa ? Suzanne propose une réponse : le Bär, l’ours, qui équivoque avec Beer, la « Beere », Er (d) beer, la baie de la terre ou bien la Hochbeer qui est en hauteur, l’ours qui est dressé, d’où : « papa est mangé ! » : Incorporation du père ?

Si Freud a fait du père le pilier de la causalité psychique, Lacan est allé au-delà. Il a d’abord logifié la question en déclinant le père sur les trois registres, imaginaire (son rôle), symbolique (sa fonction) ou réel. Il a reformulé l’Œdipe, qu’il qualifie de « rêve de Freud », avec la métaphore paternelle, dégageant le Nom-du-Père comme fonction. Il a pluralisé les Noms-du-Père, jusqu’à faire du père un symptôme parmi d’autres possibles, ce dont on peut se passer à condition de s’en servir. Il vaut de rappeler l’ensemble du passage du Séminaire XXIII d’où provient cette phrase, devenue parfois un peu trop une antienne : « L’hypothèse de l’inconscient, Freud le souligne, ne peut tenir qu’à supposer le Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père, certes, c’est Dieu. C’est en cela que la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir[12] ».

Quant au rêve gardien du sommeil, la thèse de Freud est que nous rêvons pour continuer à dormir. Rêvant des desserts dont elle a été privée, la petite Anna poursuit son sommeil tranquillement. Lacan remarque que « c’est quand même incroyable que la puissance du rêve ait été jusqu’à faire d’une fonction corporelle, le sommeil, un désir. Personne n’a jamais encore mis en relief que de quelque chose qui est un rythme… (enfin, manifestement, puisque ça existe chez bien d’autres êtres que les êtres parlants) … l’être parlant arrive à en faire un désir. Il lui arrive de poursuivre son rêve comme tel et pour ça : désirer ne pas se réveiller. Naturellement, il y a un moment où ça lâche. Mais que Freud ait pu aller jusque-là, c’est ce dont personne n’a vraiment relevé l’autonomie, enfin, l’originalité.[13]»

Cependant, il existe des rêves qui réveillent, cauchemars, rêves d’angoisse. « Freud a mis l’accent sur le fait que l’angoisse rompt le sommeil quand le rêve va déboucher sur le réel du désiré. C’est donc bien que le sujet ne se réveille que pour continuer à rêver[14]» fait remarquer Lacan dans son compte-rendu du Séminaire L’Éthique.

Des difficultés à manier toutes ces questions que nous avons évoquées autour de la réalité, qui traditionnellement renvoient toujours à la perception, Lacan s’est dégagé en inventant la catégorie du réel, nécessité théorique et clinique, logique et éthique. Alors, au regard du réel, rêve et réveil s’envisagent un peu autrement. On se réveille donc pour ne pas s’éveiller au réel, paradoxalement donc pour ne pas se réveiller, bref, on se réveille pour continuer à dormir ! Finalement, quelque chose de cette position assez radicale de Lacan est déjà présent chez Freud.

« On ne se réveille jamais » finira par dire Lacan, ajoutant à la suite « les désirs entretiennent les rêves. [15]» C’est alors seulement la mort qu’il situe vraiment du côté du réveil.

Puisque « c’est sur le corps que se branche le langage [16]», le rêve apparaît donc comme une des émanations paradigmatiques du « corps parlant ». Le rêve est lié au sommeil, c’est-à-dire à un état particulier du corps. Il y a toujours un mystère du rêve, qui implique le corps. Comment ne pas citer alors ce propos de Lacan, dans le Séminaire Encore : « Le réel, dirai-je, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient. [17]»

2 – Le rêve : de l’inconscient transférentiel à l’inconscient réel 

Revenons maintenant aux rêves dans la cure, et là, alors que nous n’y avions pas accès avec le rêve de la jeune Anna, nous allons nous servir des images du rêve.

D’une manière générale, au cours d’une analyse, la question de l’analysant se déporte peu à peu d’un « qu’est-ce que ça veut dire ? » à un « qu’est-ce que ça satisfait ? » Cette question vient à porter sur tous les énoncés de l’analysant, et donc aussi sur le rêve qui, même s’il continue d’être toujours porteur de ces deux questions, recèle, lui, par le biais des images du rêve, la particularité de « montrer ».

Je me suis donc demandé si, par le biais de « ce que ça montre » et de « comment ça le montre », le rêve n’était pas susceptible de nous renseigner sur les modifications du statut de l’inconscient au fil de la cure, plus précisément de l’inconscient transférentiel à l’inconscient réel. À partir de quels indices ? Sans doute tout particulièrement à partir de ce qui peut s’y repérer du rapport de l’analysant à l’Autre et au savoir.

Certes, ce ne sont ni le travail du rêve ni ses mécanismes qui changent. Le recours à la figurabilité (problème qui a beaucoup occupé Freud et l’a même poussé à toute la construction de l’appareil psychique dans la Traumdeutung), c’est-à-dire sa mise en images, de même que sa mise en mots puisqu’un rêve est un texte, ne changent pas. Le récit que l’on peut en faire se trouve donc toujours tributaire de ce mixte d’imaginaire et de symbolique, alors que l’inconscient n’est ni lieu ni substance.

Mais au fil du parcours d’une analyse, il me semble que ce qui se modifie quant au rêve, c’est l’usage qu’en fait l’analysant, prenant acte que si le rêve lui-même est interprétation et qu’il se déchiffre, il est aussi essentiellement en lui-même chiffrage. De quoi donc ? De la jouissance, et le chiffrage en lui-même est jouissance.

J’ai donc choisi trois rêves faits au cours de mon analyse − le premier de ma cure, le deuxième disons au milieu, enfin le dernier de l’analyse − pour tenter d’étayer mon hypothèse du rêve comme témoin d’un trajet qui ne concerne pas tant le rêve en tant que tel que l’inconscient.

  • Le premier rêve. Mise en fonction du sujet supposé savoir

Le premier rêve de mon analyse vérifie, s’il en était besoin, qu’« au commencement de la psychanalyse est le transfert [18], vous connaissez cette assertion de Lacan extraite de la Proposition de 1967. Donc, le premier rêve de mon analyse eut lieu avant même ma première rencontre avec ma première analyste. C’est un rêve que j’ai fait entre le moment où j’ai téléphoné pour prendre rendez-vous et mon premier rendez-vous. En fait le rêve mettait en scène cette première rencontre, qui n’avait pas encore eu lieu. Je vous donne le texte du rêve : l’analyste me recevait dans sa cuisine. Une grande cuisine, beaucoup plus semblable à celle d’un restaurant que d’un appartement. Elle était là dans sa cuisine devant les fourneaux, mais alors de grands fourneaux, des grandes plaques de cuisson, ce n’étaient pas les petites cuisinières d’un appartement parisien. Devant les fourneaux, qu’on appelle un « piano », en termes de restauration, elle était en train de tourner quelque chose qui mijotait sur le feu, dans un grand faitout. Voilà. Premier rêve.

J’avais téléphoné pour prendre rendez-vous. Je voulais faire une analyse. Au réveil, avant même la rencontre avec l’analyste, ma réaction immédiate à ce rêve en constitua en même temps l’interprétation : à quelle sauce allait-elle me manger ? Mais, je n’entendis cependant pas au premier abord qu’une part de mon fantasme, la part disons orale, « se faire bouffer », s’y glissait de façon assez évidente. Mais enfin ça, je ne m’en suis pas rendu compte, enfin seulement après-coup. Il fallut pour cela de nombreux tours et détours. Ainsi, des signifiants du rêve qui s’isolèrent, je retins prioritairement le piano, qui fit résonner la voix de mon père dans la musique, la pratique du piano et les chansons qui avaient accompagné mon enfance. Et, du faitout, je n’entendis alors pas du tout l’injonction surmoïque : fais tout ! qui rendait ma vie pourtant parfois bien difficile. Ni le « tout », auquel sans doute j’aspirais, mais qui toujours m’échappait. Ce premier rêve, très freudiennement, s’articulait donc aux arcanes du désir et du fantasme. Il était coup d’envoi de la cure attestant ce que je rappelais tout à l’heure, combien l’inconscient est l’hypothèse « nécessaire et légitime [19] » posée dès son orée.

Bien sûr que de ce premier rêve je pourrais vous faire toute une interprétation détaillée. Je ne vais pas me lancer là-dedans parce que je ne vais pas l’utiliser pour ça, je vous en dis quelques éléments, mais je vais l’utiliser dans ce qui fait le fil de mon déroulé, pour illustrer ce que ça nous dit du rapport de l’analysante à l’inconscient à ce moment-là.

Donc, de ce premier rêve, il me semble qu’on peut déduire une espèce de première conception, de première interprétation, une espèce de premier état de l’inconscient, d’une certaine manière. Bon, c’est un inconscient, alors là, éminemment transférentiel. On ne peut pas faire plus transférentiel. Branché sur l’Autre qui prenait là, la figure d’une analyste certes accueillante, mais enfin néanmoins susceptible de me cuisiner, voire de me bouffer. C’était un inconscient grand faitout où ça mijote, version imaginaire du style du chaudron des sorcières dans Macbeth, ou de celui de la potion magique dans laquelle Obélix est tombé tout petit, chacun choisira selon son goût. Même si Lacan insiste dans le Séminaire XI sur le fait que « L’inconscient de Freud… n’est pas le lieu des divinités de la nuit. [20]», au début de ma cure, tout de même, je l’imaginarisais encore comme marqué de sa touche romantique du remugle des noirceurs de l’âme. Un inconscient branché sur le fait que, comme le dit Lacan, « le désir se présente comme le tourment de l’homme [21]», voire même, phrase un peu plus tardive de Lacan, « que le désir de l’homme, c’est l’enfer [22]». Dans ce rêve de début de cure, le savoir insu était logé du côté de l’analyste et y apparaissait donc comme à apprendre, « à prendre, dans l’autre, le grand Autre [23]», ici sur le mode oral. À défaut de me faire, moi, manger, l’analyse me permettrait-elle de manger le savoir ?

  • Le deuxième rêve. La psychanalyse, bataille et transmission

Le deuxième rêve concerne la psychanalyse comme bataille et comme transmission. Bien des années plus tard, un autre rêve témoigne me semble-t-il d’un nouveau jalon dans le parcours que j’essaye de retracer. Dans ce rêve, dont je vous donne là aussi le texte, ma deuxième analyste, j’ai eu deux analystes, m’accueille en me disant qu’elle va me donner les œuvres complètes de Bataille. Dans le rêve, je sais que ce sont des œuvres complètes en Allemand. Surprise, je proteste, comment accepter un cadeau de l’analyste ! L’analyste réitère sa proposition en m’indiquant une valise verte et ouverte dans laquelle les livres se trouvent. Alors que je me penche sur cette valise ouverte pour voir les livres qu’elle m’y indique, j’aperçois passer dans le fond du bureau la silhouette de l’étudiante qui est alors en stage avec moi dans l’hôpital dans lequel je travaille. Fin du texte du rêve.

Si c’est ce rêve-là que j’ai choisi parmi tant d’autres possibles du cours de mon analyse, sans doute est-ce parce qu’il consonne au moins par un trait avec le premier. De nouveau, je me rends chez l’analyste et elle m’accueille. Le rêve du début de ma cure mettait en scène, représenté par l’analyste, l’Autre primordial de la demande orale et le circuit de la pulsion. S barré poinçon D, avec sa grammaire réversive : bouffer, être bouffé, se faire bouffer. Vous savez cette grammaire réversive de la pulsion que l’on peut décliner : voix active, voix passive, voix pronominale réfléchie. Dans ce rêve-ci, le deuxième que je vous propose, c’est une autre modalité du rapport à l’Autre qui se donne à voir, ou plutôt à lire. Et le savoir qui est en jeu, ce n’est rien moins que la psychanalyse cette fois-ci. L’analyste, femme de savoir et non plus mère qui nourrit au risque de vous bouffer, est toujours supposé savoir. Mais l’agalma que je la suppose détenir n’est plus exactement l’objet dont j’espérais me compléter. C’est un savoir, c’est en écrivant pour ce travail ici que ça m’est venu de le dire comme ça, c’est un savoir me semble-t-il − je vous soumets mes élucubrations du moment − entre elle et moi, et métonymiquement entre la stagiaire et moi. Et d’une certaine façon, ce « entre », est-ce que ce n’est pas la place même où l’analysant, par la grâce du transfert, vient faire surgir l’inconscient dans la cure pour que celui-ci lui devienne savoir non plus insu, mais déchiffrable ? Alors bien sûr, des œuvres complètes en allemand, celles qui apparaissent dans le rêve, pour moi ça ne pouvait être que les œuvres de Freud. Dans le rêve, au nom de Freud, s’est substitué celui de Bataille, qui n’est certes pas sans lien avec le nom de Lacan. Certes. Et le signifiant « bataille », d’un autre point de vue, fait aussi bien partie de mon vocabulaire personnel, moi qui trouve toujours que tout est de très haute lutte. Une bataille constante, c’était alors à peu près l’idée que je me faisais de la vie. C’est une idée qui n’a pas beaucoup changé, l’analyse n’a pas guéri ça, chez moi. C’était aussi à ce moment-là vraiment mon idée de l’analyse. Mon analyse m’apparaissait comme une bataille constante. Bon ça, ça s’est calmé. Mais la psychanalyse reste une bataille.

Pour mon propos d’aujourd’hui, je vais retenir le point qui m’intéresse dans le parcours que j’essaye de suivre. Dans ce rêve-là, il n’y a plus, ni dans les images, ni dans le texte du rêve, aucun faitout où ça mijote, là où se trouverait ce qui est à avaler. Mais il y a des livres, qui peuvent donc circuler, se transporter dans une valise, un savoir qui peut se lire donc un savoir à déchiffrer. C’est une bataille certes, mais ça n’est plus une cuisine. En revanche, ce sont là quand même dans le rêve des œuvres complètes. Le « tout » insiste donc encore, même si la valise est ouverte.

Alors que je rapportais ce rêve en séance, l’analyste me dit « ah, je vous ai offert un bagage vert ». Son interprétation fit valoir l’enjeu de la transmission qui se redouble, dans le rêve, du fait de la présence de la stagiaire en filigrane. Ce rêve concerne donc la psychanalyse et mon rapport à la psychanalyse. La psychanalyse que je pense fondamentalement transmission, même si c’est une transmission sans espoir, et la psychanalyse comme bataille, celle que mène l’analysant dans sa cure contre son « je n’en veux rien savoir ». Et celle que nous menons tous, ici en tout cas, et heureusement quelques autres, pour maintenir de la psychanalyse, le discours, la pratique, l’éthique, la possibilité, dans le monde comme il va, c’est-à-dire dans le monde comme il ne va pas. Les évènements d’hier au soir nous le rappellent tragiquement. Pour reprendre l’expression de Lacan, dans « La psychanalyse. Raison d’un échec », bataille pour que la psychanalyse « ne rende pas les armes devant les impasses croissantes de la civilisation [24]». Elles ne décroient pas, dont acte, hélas.

  • Dernier rêve de la cure : lettre et pas-tout

Ce troisième et dernier rêve dont je vous fais part aujourd’hui et que j’ai choisi pour illustrer mon propos se trouve être le dernier de l’analyse. Le dernier fait pendant l’analyse. Pas le dernier rêve de mon existence. Cette fois-ci, je vous donne là aussi le texte du rêve, c’est moi qui suis dans mon bureau, et qui écoute une patiente en train de me parler. La disposition des images du rêve est assez réaliste, ça reproduisait à peu près la configuration de mon bureau. Je remarque donc que le tableau qui est accroché au mur en face de mon fauteuil se met à vaciller et à s’incliner. En fait je ne vois pas l’ensemble du tableau mais seulement son bord supérieur et le haut de la toile. Intriguée, je me demande ce qui se passe. Un tremblement de terre peut-être ? Penchant de plus en plus, il glisse le long du mur et tombe silencieusement entre la bibliothèque et ma table de travail. Sur ce bout de tableau, puisque jamais il n’apparaît en entier dans le rêve, aucune représentation mais, point le plus intense du rêve, peut-être son ombilic, c’est une question, la matière de la peinture sur la toile qui est à la fois sans rien, sans représentation, vide mais non pas page blanche.

Il me semble que dans ce rêve, c’est ce point qui signe que l’inconscient, là, inclut bien le corps vivant. Et peut donc se dire réel, un mystère. Si là est bien l’ombilic, alors en effet, c’est bien à la fois un trou et un nœud. [25] Dans mon bureau, celui de la réalité objective, il y avait bien à cet endroit-là un tableau, offert il y a longtemps par une amie peintre. Et cette peinture représentait un abécédaire. Les lettres de l’alphabet y étaient peintes à gros traits noirs avec des collages, sur un fond assez coloré. Mais dans le tableau qui apparaît dans le rêve, les lettres sont tombées. Le tableau s’en trouve vidé de sens. Ces lettres sont celles que je récupère, entre ma bibliothèque et ma table de travail, pour les utiliser pour écrire pour la psychanalyse.

Ce sont aussi celles avec lesquelles j’ai composé, à partir du rêve qui a juste précédé celui-ci dans ma cure, le signifiant nouveau, en tout cas c’est comme ça que je l’ai épinglé, « vivre », dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. On y reviendra si vous voulez mais je ne veux pas redire des choses déjà dites. La matière de la peinture dans le rêve évoque la matérialité sonore de ces quelques signifiants de mon hystoire, dont ce « vivre », signifiant hors sens, s’est trouvé le produit, tel un composite tout à fait hors sens en effet.

Le long travail de déchiffrage de l’inconscient au cours d’une analyse, qui passe par le déchiffrage des rêves qui y surviennent, a dénudé le travail de chiffrage que le rêve poursuit inlassablement. Et c’est le chiffrage même qui est jouissance. Quelques lettres en ont été le reste encore dicible, le point par où il s’accroche au réel, et le moyen par lequel tenter de s’en approcher. Cette petite poignée de lettres agencées dans une nouvelle chorégraphie, écriture et corps, est ce qui peut venir en fonction maintenant dans ma vie, et ce à partir de quoi peut se soutenir mon désir d’analyste.

Les représentations de l’inconscient produites par la rêveuse, la grande rêveuse que j’étais, sont donc passées, au fil de la réduction des fictions qui se produit dans une analyse, du faitout à la valise ouverte, jusqu’enfin le bord du cadre qui n’enserre plus aucun tout. Le faitout s’est donc peu à peu décomplété. Le cadre du fantasme s’est fracturé. Et seul un bord reste, tel une limite, littoral d’un pas tout. La version du savoir, toujours savoir de l’Autre, s’est déportée de ce qui se mange à ce qui se lit, se déchiffre, puis se manie.

Si j’ai gardé vif le souvenir du moment de mon enfance où j’ai compris que jamais je ne pourrai lire tous les livres, grand moment de désespoir pour la petite fille que j’étais, il fallut cependant une longue analyse pour que cède cette folle aspiration au tout, tout savoir, tout faire, etc., qui bien-sûr prenait à l’envers la forme d’un n’arriver à rien qui me désespérait.

Alors, pour conclure, cet inconscient « drôle de mot » dont je suis partie en reprenant l’apostrophe de J.-A. Miller à Lacan, qu’en dire à la fin du parcours analytique articulé spécifiquement à partir de la question du rêve ? Deux petites phrases de Lacan me sont revenues. À plusieurs reprises dans son enseignement, j’en cite deux exemples, l’un du 19 avril 1967, Lacan dit « le rêve est la voie royale de l’inconscient… mais il n’est pas en lui-même l’inconscient [26]». L’année d’après, dans le Séminaire sur l’acte, il redit « le rêve est la voie royale de l’inconscient mais il n’est pas l’inconscient à lui tout seul [27]», formulation un peu différente, enfin bon…très proche. Ni « en lui-même » ni « à lui tout seul ». Rêver et raconter ses rêves ne suffit pas pour faire une analyse ! Mais si le rêve reste la « voie royale » d’accès à l’inconscient, ce que Lacan réitère encore jusqu’à la fin de son enseignement, il ne varie pas sur cette idée-là, le rêve s’avère aussi « voie d’approche » privilégiée du réel qui y insiste tout en s’y nouant au symbolique et à l’imaginaire.

J.-A. Miller, dans sa formidable conférence que je suis sûre vous connaissez tous « L’inconscient et le corps parlant [28]» nous permet de faire un pas supplémentaire en dégageant pour nous les arêtes de l’enseignement de Lacan. Dans cette conférence, il éclaire la substitution qui s’opère dans l’enseignement de Lacan de l’inconscient freudien au parlêtre lacanien. Donc, quand je disais « de l’inconscient transférentiel à l’inconscient réel », c’est dire aussi de l’inconscient au parlêtre, et le rêve me semble-t-il se prête à le mettre en lumière. Mettre l’accent sur le mystère du corps parlant, n’est-ce pas donner toute sa portée au point de fuite que Freud avait repéré dans le rêve, présence de l’Unerkannt, « ce quelque chose [dit Lacan] qui se spécifie de ne pouvoir être dit en aucun cas […], d’être si on peut dire à la racine du langage [29]» ?

Freud ne reculait pas à dire « Il va de soi que l’on doit se tenir pour responsable des motions malignes de ses rêves. [30]» Pour Freud on est responsable de ses rêves, c’est-à-dire responsable de quoi ? du refoulé, quand bien même il n’est pas forcément à notre goût. Mais l’analyse menée jusqu’au sinthome et à la passe ne conduit-elle pas aussi à essayer de se faire également responsable de ce point d’inconnu irréductible du rêve, justement d’avoir pu le reconnaître comme tel, irréductible, c’est-à-dire trou, et d’en avoir en revanche serré les entours, c’est à -dire nœud ? Voilà.

Applaudissements

VD : C’est quelque chose de lire, c’est autre chose d’entendre la conférence dans sa matérialité sonore … Merci Sophie pour ce formidable moment d’enseignement et de transmission.

SG : Mais, c’est moi que ça enseigne ! …

VD : Merci pour la grande clarté de ton exposé, quelque chose qui semble se dire simplement …

SG : Puisses-tu avoir raison …

VD : Cette simplicité, c’est celle avec laquelle tu témoignes du plus ardu à dire de l’expérience d’une analyse, l’inconnu irréductible, l’Unerkannt. Alors… nous allons à présent échanger avec toi, si tu veux bien te prêter à l’exercice.

SG : Bien sûr, avec plaisir.

VD : Je trouve que c’est un vrai défi de se prêter à ce type d’exercice, une conférence sur un thème donné, parce que là, tu es impliquée par ton expérience même.

SG : On l’est toujours.

VD : C’est juste !

SG : Enfin, quand on parle de psychanalyse, quand bien même on fait un exposé très théorique, on est impliqué. On le fait à partir de son énonciation, sinon, c’est un pur savoir universitaire, qui a toute sa valeur, j’ai du respect pour le savoir universitaire, un immense respect, mais c’est autre chose. Je viens de vous dire des choses certes assez personnelles, mais en même temps, sont-elles si personnelles ? Oui bien sûr, on y met une part qui est à prendre avec beaucoup de tact mais toute la matière analytique n’est-elle pas à prendre avec beaucoup de tact ?  En même temps, un exposé théorique qui ne comprendrait pas l’énonciation de celui qui s’est cassé la tête pour essayer de comprendre quelque chose ne serait pas un exposé de psychanalyse. Enfin, peut être que j’ai un avis trop tranché sur la question. Personne n’est obligé d’avoir le même ! Moi, je continue de faire cette expérience-là, et je pense que ça, ça n’est pas près de s’arrêter, que chaque butée de compréhension, d’articulation, de doctrine, de point théorique, s’articule à son propre rapport intime à la psychanalyse. Et combien de phrases sur lesquelles on a buté, à relire vingt-cinq mille fois, et à se casser la tête à ne rien comprendre à tel passage de Lacan et tout d’un coup, à la suite d’une avancée de l’analyse, on relit le paragraphe et on pige enfin de quoi il s’agissait.

Donc, bon, ça, je ne sais pas quel analysant n’aurait pas fait cette expérience-là. Et…ça continue. Même après l’analyse, ça continue. Ce que je viens de vous dire aujourd’hui continue, pour moi, d’être pris dans la mise au travail des choses.

VD : Ce qui est remarquable, c’est cette dimension de détaché, ce détachement dans ton énonciation. J’imagine que quand ces rêves sont venus dans la cure, ils étaient dits, énoncés, portés, dans leur dimension dramatique, avec leur poids de pathos…

SG : Bien sûr…

Jean-Robert Rabanel : Je voudrais rebondir si vous voulez bien. Je voudrais dire, d’abord, un grand merci pour la délicatesse extrême, la précision formidable. Et puis une simplicité pour nous ramener à l’essentiel qui est absolument fantastique. Je vous en remercie grandement. Je vais rebondir sur la délicatesse que vous avez eue pour nous parler de la matière analytique. Je crois que c’est vraiment ça que vous nous avez amené : la matière analytique de la psychanalyse. Et c’est vraiment quand on recherche la simplicité, la plus courante, qu’on trouve un certain nombre d’affinités qui se correspondent.

Il se trouve qu’à l’intérieur du séminaire de l’Institut de l’Enfant, pour la préparation de la prochaine journée, nous avons travaillé sur la deuxième grande matière freudienne, après le rêve, la sexualité. Je trouve qu’il y avait là une correspondance, dans la manière dont vous nous avez parlé de cette première matière. Dans « Fonction et champ de la parole et du langage », dans une petite note à la fin, Lacan disait que c’était deux mots que les contemporains avaient enlevés du vocabulaire analytique. C’est à partir de là qu’on a repris sa lecture de Freud et que J.-A. Miller a repris tout son enseignement à partir des années 80 avec cette distinction-là de la matière sexuelle et de la matière des rêves. Et je trouve que vous nous avez amené cette matière-là, du rêve. Alors évidemment, qu’on touche cela avec tact, avec respect. Pourquoi ? Pour sa dimension de nouveauté. On n’a pas l’idée que ça peut se comparer avec je ne sais pas quoi, un enregistrement par exemple, dans un laboratoire de physiologie, qui cherche à savoir quand est-ce que vous rêvez ou quand est-ce que vous ne rêvez pas. C’est tout à fait différent ce dont il s’agit là.

Et j’ai trouvé très fine, délicate, la façon dont vous amenez cette matérialité du rêve dans votre exposé, qui touche des gens, les analystes, qui travaillons avec la matière. Il y a déjà une certaine matière, c’est la matière analytique. Ce ne sont pas des élucubrations. C’est à un niveau de réalité, Freud disait « réalité psychique ». On a parfois un peu souri de ce terme-là. Je pense que vous avez redonné toute sa force à cette conception du rêve comme un matériau digne. Merci beaucoup.

SG : Merci à vous. Je suis évidemment touchée, très sensible à vos propos parce que si c’est ça qui s’entend, alors je suis contente tout simplement. C’est chacun selon son mode de rapport à la psychanalyse et ça, c’est difficile finalement de dire pourquoi, comment. Comment ça s’est goupillé ? Là aussi, il y a quelque chose de toujours un peu mystérieux. Mais pour ce qui me concerne, c’est vrai que j’ai découvert la psychanalyse, adolescente, en lisant Freud, en classique, comme des gens de ma génération en tout cas. Cette découverte a été pour moi une découverte majeure. Bien sûr que j’ai pu reconstruire dans l’après-coup en quoi elle pouvait être tout à fait pré -déterminée par un certain nombre de choses. Mais bon, c’était quand même une découverte majeure. Et mon rapport à la psychanalyse restera à jamais marqué de son ancrage dans le texte de Freud.

Pourtant, l’analyse que j’ai faite était une cure lacanienne. Et ma pratique est lacanienne. Mais, chaque fois que je suis perdue dans la psychanalyse, je relis Freud, c’est comme ça que je retrouve le fil.

Mais oui, bien sûr, matière analytique, je crois ça fondamentalement, à savoir qu’à la fois nos élucubrations sont franchement très bizarres voire délirantes. Et on se décarcasse les méninges sur des trucs très étranges. Et je suis plutôt pour !

Mais si c’est une sorte de délire, il a tout de même cette particularité, pour ce qui concerne la psychanalyse, de s’ancrer dans le fait qu’il y a des gens, j’y reviens, très basiquement, en chair et en os qui parlent. Et ça, peut-être que c’est délirant en soit, sauf que c’est un fait. Et nous partons de là. Et donc ça, c’est quand même le point qu’il convient de garder à l’esprit quoiqu’il en soit ensuite. Ça s’ancre toujours de là. Les patients que je reçois, ce sont des gens qui ont une vie matérielle et qui parlent. Et parler, c’est aussi matériel.

Donc, ce sont des faits. Je suis un peu, presque désolée de dire des choses aussi « ras des pâquerettes » mais il n’empêche que je crois que la pratique analytique, c’est ça. Et plus on prend ça en compte, plus la nécessité de la rigueur de l’élaboration théorique est requise. C’est-à-dire que mettre l’accent là-dessus, c’est à l’opposé de dire « foin du savoir » et du casse-tête. Plus on revient à la base, ce que vous disiez plus joliment avec la matière analytique, plus la rigueur de nos élaborations est requise. C’est-à-dire pas du tout le « à peu près ». Non, l’acte nécessite de la rigueur, de la logique, de la topologie, de tout ce qu’il faut convoquer, pour tenter de s’y repérer dans cette matière complexe. 

VD : Il y a là quelque chose « de se cogner à ».

SG : Moi, je passe mon temps à me cogner…

VD : Ce type de matière qu’est le réel ?

SG : Et ce n’est pas à la fin de l’analyse qu’on arrête de se cogner. Ça, je peux déjà en témoigner ! Je ne dirais pas que c’est se cogner plus mais enfin c’est continuer de se cogner. Voilà, et je ne vois pas pourquoi ça cesserait. Et je ne vais même pas me souhaiter que ça cesse d’ailleurs. Faut faire avec, c’est plutôt ça. 

VD :  Tu parles à la fin de ton exposé de « se faire responsable du réel ». Il y a quelques jours, à la Section clinique, il était question du terme de Lacan de « se faire dupe », « se faire dupe du réel ». « Se faire » : il s’agit d’une grammaire pulsionnelle, qui s’articule avec cette dimension de la matière, de « se cogner ».

Ton exposé témoigne formidablement, je trouve, de ce passage, cette passe lacanienne, de la croyance, celle qui anime l’interprétation freudienne du rêve, à la boussole du réel.

Alors tu n’en parles pas de cette expression dernière de Lacan, que reprend Jacques-Alain Miller, dans un texte que tu cites  » L’inconscient et le corps parlant « où il parle de cette question-là, de cette dimension-là de la fin de l’analyse, du côté de se faire la dupe. Est-ce que tu peux en dire quelque chose ?

SG : Je ne sais pas trop. Mais, bien sûr « se faire la dupe » de l’inconscient, sinon c’est une position de cynisme qui ne convient pas à la matière dont nous traitons justement, me semble-t-il. Et sur la question de la responsabilité, elle est complexe mais elle est assez fondamentale. C’est pour ça que j’avais eu envie de rappeler cette petite citation de Freud où « le rêveur est responsable de son rêve ». Évidemment, ça continue d’avoir un poids de scandale, me semble-t-il, de dire ça.

Allez donc rêver que vous commettez des actes atroces, se faire responsable de ça ? Mais la question est, « se faire responsable de quoi » ? « Se faire responsable » bien sûr, de ce qui était là, refoulé. C’est dans ce sens-là que Freud le prend. Mais il me semble que cette position de sujet responsable, c’est quelque chose qui va au-delà même de porter sur un quelconque savoir. C’est simplement quelque chose d’assumer cette position d’un sujet qui sur la question du savoir, sait justement le trou qu’il y a là, irrémédiablement, dans tout savoir et continuer d’accepter de se faire la dupe de tout ce qui peut émerger de ce trou. C’est de ça qu’il s’agit de continuer de se faire la dupe. Ne pas être « ah ! On ne m’y reprendra plus… »  » Je suis revenu de tout… »  » Et maintenant je sais… ». Mais maintenant je sais que je ne sais absolument pas ce qui sortira…dans 3 minutes, dans 10 minutes, et encore…de ce point de fuite, de l’Unerkannt.  C’est pour ça que je cite la réponse de Lacan à Marcel Ritter.

VD : On trouve ce texte dans un tout dernier numéro de La Cause du désir.  

SG : Le n° 102.  C’est un texte remarquable qui m’impressionne beaucoup. Pourquoi je le reprends là ? Parce qu’il permet de comprendre, enfin pour moi en tout cas et ça reste difficile, d’attraper cette question du nœud. La clinique borroméenne, c’est quand même bien compliqué !

Dans ce texte de Lacan, je pense qu’on a une piste. Enfin moi, ça me donne une piste, à travers la réflexion de Lacan sur l’ombilic, qu’il reprend chez Freud, nommé par Freud, dans la « Traumdeutung« , de « Unerkannt« , du  » non reconnu ». Il le prend en faisant valoir que l’ombilic est à la fois trou et nœud. Et c’est ça, ce point qui est à la fois ouvert d’être trou et fermé d’être nœud. Ça, c’est finalement un peu plus facile à saisir, enfin pour moi, avec mon côté « ras des pâquerettes ».

Alors, oui cette histoire de « se faire responsable », « se faire la dupe » de l’inconscient, de l’inconscient réel, c’est que de ce qui continue d’émerger de ce point- là, on ne sait rien et on ne saura jamais rien. Et l’analyse ne mène pas à assécher ce trou-là. Elle amène juste à délimiter les trois ronds qui l’enserrent, à repérer, pour chacun, dans la singularité de son rapport au langage, les signifiants, toujours de l’Autre, qui lui sont « tombés dessus » et qui ont marqué son rapport au Symbolique, à l’Imaginaire et au réel. Au réel, dans le sens des effets de jouissance incalculables qui en sont survenus pour lui-même.

Donc de ce point-là, trou et en même temps nœud, je ne sais toujours rien. Juste peut-être, et ce n’est pas encore sûr car je ne suis pas d’un naturel très optimiste, qu’on peut espérer « un petit savoir y faire avec » permettant de continuer à se tenir à peu près correctement dans le monde, sur le plan éthique. Sur le reste, on fait comme on peut. C’est assez modeste finalement mais en même temps, ça change quelque chose fondamentalement.

VD : C’est ce qui permet de supporter les tremblements de terre !

SG : Oui mais aucune garantie face aux contingences de survenue du réel qui nous réserve parfois de rudes manifestations. Il n’y a pas de garantie, ce serait très présomptueux.

VD : En tout cas, tu rends bien compte de combien l’expérience analytique se tient sur ce fil, sans que cela prenne des allures trop lyriques non plus.

SG : Je pense qu’heureusement c’est chacun son style. J’ai le mien, tu as le tien et chacun d’entre nous a le sien et heureusement, c’est d’une grande diversité.

VD : Je goûte assez le doux piano de ton style !

Jean-Pierre Rouillon : Je suis ravi d’avoir entendu, je m’y suis un peu retrouvé dans ce que j’ai dit la semaine dernière à la Section clinique, et il m’a semblé que mon tripotage des nœuds n’était pas très loin de la matière, et tout ce que vous nous avez apporté à ce sujet était absolument formidable, une vraie boussole effectivement. Je vous remercie.

VD : Est-ce que tu rêves encore ?

SG : Très peu.

VD : Mais alors, tu ne dors plus !

SG : Pas beaucoup, je travaille beaucoup, ça ne laisse pas beaucoup de temps pour dormir. Des rêves, oui, ça m’arrive mais peu. Je pense que la production des rêves dans l’analyse est branchée sur le transfert. On rêve pour l’analyste … Alors il y a les rêves éminemment transférentiels du début de la cure, après quand même ça commence à s’alléger.

J’espérais parfois des rêves qu’ils puissent me permettre d’avancer un peu là où je me sentais engluée. J’en attendais un savoir. Parfois on y trouve une piste, un signifiant, quelque chose qui relance un bout d’analyse. Donc oui, dans mon expérience, après l’arrêt de l’analyse, les rêves se sont raréfiés. Il y en a de temps en temps mais ça reste beaucoup plus exceptionnel et quand il y en a un qui surgit, ça me remet en marche :  de quoi ça parlait ? Pourquoi j’ai rêvé ça ? Je fais ma petite cuisine toute seule là, sans l’aide de l’analyste. On peut revenir à Freud, à l’analyse avec fin ou sans fin, à la question de la passe, à cette affaire impossible d’une certaine façon. Enfin, c’est ta question de savoir si je rêve encore, qui nous y conduit à ce qui finit et ce qui ne finit pas. Analyser, interpréter, rectifier, ça ne va pas finir, même si on n’est plus en analyse, même si on n’en passe plus par aller parler à un analyste.

Au point où j’en suis de mon rapport à la psychanalyse, elle est devenue mon mode de vie, ça ne va pas s’arrêter maintenant. Si je fais un rêve, un lapsus, bien sûr que je vais tenter d’analyser, d’interpréter, rectifier, ça ne va pas s’arrêter. Bien sûr que si un jour j’ai l’impression que je n’arrive pas à m’en débrouiller toute seule, je retournerai vers un partenaire analyste. Allez donc savoir ? On ne peut pas en préjuger. Donc ça, il y a une part qui ne finit pas mais je pense aussi qu’il y a quelque chose qui à un moment donné, finit, qu’on arrive au bout d’un parcours, qu’on a été jusqu’à l’os de pouvoir nommer tout ce qui pouvait se nommer. Puisque c’est ça quand même la tension qui supporte, qui tend toute une analyse, c’est un effort vers nommer. À un moment donné, on arrive au bout de ce qui peut se nommer. C’est l’os d’une cure, ce qui concerne le plus singulier, qui devient son « cas », un reste.

Hervé Damase : Justement, tu présentes que dès le début de l’analyse, dans le premier rêve, il y a la dimension du réel qui est là aussi.

SG : Oui, je pense que tout est présent très vite, dès le début d’une analyse même s’il faut quand même arriver à en faire je ne sais combien de fois le tour pour le repérer, le traverser.

Pierre Bosson : Quel rapport feriez-vous entre l’ombilic du rêve et le caput mortuum dont parle Lacan ?

SG : Ah, oui ça, c’est une question formidable.

PB : Ça reste dans l’alchimie.

SG : Si je me souviens bien, dans le petit passage du séminaire sur « la Lettre volée » où Lacan évoque ce caput mortuum du signifiant, je crois bien qu’il dit aussi quelque chose comme quoi, il s’agirait ce réel de le faire hasard. À vérifier ! C’est ça qui me vient, et en lien avec la question précédente sur le trajet d’une cure, oui il y a quelque chose qui était là dès le début et qu’on peut repérer très vite, parfois dès la première rencontre avec l’analyste, la présence des signifiants majeurs qui marquent à tout jamais un sujet. Mais en revanche, quel long parcours il faut faire pour, ce réel-là, qui n’est pas encore apparu comme tel à l’analysant, le rendre à la contingence. C’est-à-dire que ce ne soit plus de l’ordre d’un « c’était écrit », mais qu’on puisse rendre à la contingence ce qui auparavant avait été le destin de malheur de l’analysant. On ne va pas faire une analyse si tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, on va faire une analyse sur le fond qu’il y a quelque chose qui ne va pas et qui fait souffrir. Quelles que soient les proportions que ça prend du côté d’un certain malheur, le sujet découvre en effet qu’il était tombé sous le coup du signifiant, ce caput mortuum du signifiant, mais le trajet est quand même un peu long pour pouvoir le rendre à la contingence. Ce qui d’ailleurs ne change en rien les marques qui ont constitué la lalangue du sujet.

VD : Il me semble que c’est ce qu’amène Lacan dans le Séminaire xxii quand il dit que ce sont « les hasards qui nous poussent à droite et à gauche » et que « c’est parce que nous parlons que nous en faisons notre destin ». Il me semble que c’est de ça dont il s’agit et qui se marque du côté d’une sortie de l’illusion de retrouver quelque chose d’un destin déjà écrit, alors que l’inconscient réel enseigne le registre de la contingence. Ce n’est pas simple d’en rendre compte. Je trouve que tu fais ça magnifiquement.

J’aime beaucoup cette expression aussi, faire de la psychanalyse son mode de vie.

SG : C’est quand même un peu un mode de vie, oui. Pour ce qui me concerne, ça commence à être de longue date qu’il s’agit d’un mode de vie. C’est-à-dire que ça nous occupe tout le temps. Ce qui ne veut pas dire que l’on ne s’occupe que de psychanalyse, si je ne m’intéressais qu’à la psychanalyse, je pense que ce serait dramatique. Il y a beaucoup d’autres choses qui suscitent ma curiosité ou mon intérêt, mon enthousiasme, mon aversion, tout ce que vous voulez, mais c’est traversé par ce rapport à la psychanalyse.

C’est quand même aussi un mode de vie parce que l’on travaille beaucoup, le temps de ce que l’on appelle communément les loisirs est un peu restreint en général. C’est un mode de vie dans lequel sont embarqués ceux qui nous sont proches aussi en général. Ça ne veut pas dire pas d’intérêt pour autre chose, pas de curiosité, ce serait terrible, laissons à chacun des discours, c’est-à-dire à chaque modalité de lien social, toute sa place et toute sa valeur, mais c’est quand même bien pour moi la psychanalyse comme mode de vie.

VD : Ce silence intense témoigne à lui seul de la présence extrêmement attentive à ce que tu nous dis là. Ça passe ! Un beau silence comme on dirait en musique.

SG : Tu sais que la musique m’est très chère aussi.

JPR : C’est une bonne façon de conclure sur le mode de vie analytique.

Références

Références
1 Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 228.
2 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 250.
3 Lacan, J., « Télévision », Autres écrits, op.cit., p. 511.
4 Freud S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 120.
5 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 142.
6 Freud S., « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », Résultats, Idées, Problèmes, t.1, Paris, PUF, 1985, p. 140.
7 Ibid., p. 141.
8 Ibid., p. 142.
9 Ibid., p. 142.
10 Freud S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 366.
11 Hommel S., « Notes à propos du rêve d’Anna Freud », Analytica, n° 37, 1984, p. 122-123.
12 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 136.
13 Lacan J., Le Séminaire, « Les non-dupes errent », leçon du 12 mars 1974, inédit.
14 Lacan J., « Compte-rendu avec interpolations du Séminaire de l’Éthique », Ornicar ? n° 28, 1984, p. 17.
15 Lacan J., « Improvisation. Désir de mort, rêve et réveil », La Cause du désir, n° 104, mars 2020, p. 10.
16 Ibid., p. 9.
17 Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 118.
18 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », op.cit., p. 247.
19 Freud S., « L’inconscient », Métapsychologie, Folio essais, 1968, p. 66.
20 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 26.
21 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013, p. 425.
22 Lacan J., « L’ombilic du rêve est un trou. Jacques Lacan répond à une question de Marcel Ritter », La Cause du désir, n° 102, p. 43.
23 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 89.
24 Cf. Lacan J., « La psychanalyse. Raison d’un échec », Autres écrits, op. cit., p. 349.
25 Cf. Lacan J., « Réponse à une question de Marcel Ritter », Lettres de l’École freudienne, 1976, n° 18, ou LCD 102.
26 Lacan J., Le Séminaire, « La logique du fantasme », leçon du 19 avril 1967, inédit.
27 Lacan J., Le Séminaire, « L’acte psychanalytique », leçon du 27 mars 1968, inédit.
28 Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, octobre 2014.
29 Lacan J., « Réponse à une question de Marcel Ritter », op.cit., p. 36.
30 Freud S., « Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves », Résultats, idées, problèmes, t. 2, Paris, PUF, 1985, p. 146.

Sophie Gayard

Sophie Gayard est AE de l’ECF.