Phrase marquante orientant la logique d’une vie

© Aurélie Boissinot

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Qu’est-ce qu’une phrase marquante orientant la logique d’une vie ? Voici la proposition que nous a faite Michèle Bardelli lors de l’atelier de lecture de l’antenne Montluçon-Moulins-Vichy en direction des prochaines J54 à partir du livre de Lori Saint-Martin Pour qui je me prends [1].

Le titre du roman à la forme affirmative est une première interprétation de l’autrice d’une phrase entendue en version originale, énoncée par sa mère, à la forme interrogative : « Who do you think you are ? [2] ».

Comment cette phrase est devenue marquante pour Lori Saint-Martin ? C’est la question qu’elle nous propose de suivre à travers son écriture. Dès le début du roman, elle nous dit que c’est à partir de cette question qu’elle va se « créer [3] » une histoire, une « fiction [4] ».

Cela passera par les langues notamment le français, langue qu’elle fera sienne pour vivre, car « le français l’emporte [5] » sur les autres langues, lui offrant un refuge d’où elle peut questionner son histoire. De « passer pour francophone [6] », tout en passant d’une langue à l’autre fait surgir la dimension de l’urgence pour tenter de cerner l’énigme contre laquelle elle se cogne. « Je souffre dans la langue dans laquelle on m’a blessée [7] » est une des façons, pour elle, de traiter la marque du signifiant sur le corps ; et comme le souligne Dominique Holvoet, ce n’est « [qu’] ensuite qu’apparaissent des constructions discursives, qui ne sont qu’adjonction de sens à cet événement primordial – c’est cette mise en forme signifiante secondaire qui installe le trauma [8] ».

Le roman de Lori Saint-Martin nous apprend le temps nécessaire qu’il faut pour trouver une réponse qui soit supportable à la question, qui suis-je ? Pendant de longues années, elle va « marcher sur la corde raide [9] » des langues, passant d’un lieu à un autre, d’une langue à une autre pour finir par « y danser [10] ».

Au terme du roman, elle découvrira une autre langue, une « langue tuée [11] », langue maternelle des grands-parents dont ils ont refusé la transmission. Cette « langue tuée » sera la découverte de l’autrice, ce point d’où elle peut relire son histoire. La question de la mère en anglais et son interprétation en français ne servant qu’à recouvrir cette « brèche béante [12] » laissée par la marque de cette « langue fantôme [13] ».

Ce livre témoigne du travail d’élucidation, de l’élan, le sien, pour tenter de répondre à la question maternelle. Cette question semble lui avoir servi de point d’appui pour voiler un bout de réel. Elle a pu naviguer à partir de cette question dans son histoire, faite de « constructions, c’est-à-dire des fictions [14] », en maintenant un écart avec le réel. Elle est sur le bord, « entre [15] », en décalage permanent, « funambule de tous les instants [16] » à l’équilibre précaire. Affectée par lalangue, elle s’est vue « imposer un non-savoir [17] », elle s’en est alors construit un, de savoir, à partir d’une question et de fictions pour arriver à une conclusion qui « sonne vrai [18] » pour elle : Pour qui je me prends semble être une des réponses qu’elle s’est donnée à partir de cette phrase marquante entendue petite.

Nicolas Jeudy

Références

Références
1 Saint-Martin L., Pour qui je me prends,Édition  de l’Olivier, 2023 et paru chez Boréal en 2020.
2 Ibid., p. 10.
3 Ibid., p. 11.
4 Ibid., p. 11.
5 Ibid., p. 22.
6 Ibid., p. 22.
7 Ibid., p. 82.
8 Holvoet D. sur le blog des J54 https://journees.causefreudienne.org/entaille-primordiale-et-surmoi/
9 Saint-Martin L., Pour qui je me prends, op. cit., p. 157.
10 Ibid., p. 157.
11 Ibid., p. 153.
12 Ibid., p. 153.
13 Ibid., p. 121.
14 Ibid., p. 155.
15 Ibid., p. 157.
16 Ibid., p. 157.
17 Ibid., p. 125.
18 Ibid., p. 155.

Nicolas Jeudy