« Despertar ! » « Réveil ! »

« Il y a seulement dans nos rêves que ce qui n’a pas de sens ressurgit. C’est vrai, les rêves ont du sens, mais les cauchemars qui nous réveillent, nous réveillent généralement sur un élément de non-sens. C’est là qu’on touche peut-être au plus près la vérité ».[1]

Le thème du rêve m’a fait sortir de mon sommeil et lever la main pour intervenir au Séminaire d’Étude. « Le rêve » est un signifiant qui m’a parlé, m’a réveillé et laissé aussi songeur.

Une œuvre de la littérature hispanique : La vida es sueño de Pédro Calderon de la Barca, a réveillé mon désir. La gravure de Francisco de Goya, où apparaissent un dormeur et une inscription « el sueño de la razón produce monstruos » (« le rêve de la raison produit des monstres ») eut un effet semblable.

1er point : Rêve, réalité et vérité dans l’œuvre de Pédro Calderon de la Barca (1600-1681)

La vida es sueño est une œuvre théâtrale écrite en 1635 dont le personnage principal, le prince Segismundo se questionne sur le sens de la vie alors qu’il se trouve en captivité.

Le drame dont il est question est la privation de liberté de Segismundo. Son père, le roi Basilio de Pologne l’enferme car il a peur que se réalise la parole oraculaire qui prédit que son fils va le vaincre et l’humilier devant le peuple. L’œuvre de Calderon de la Barca n’est pas une œuvre allégorique, elle n’est pas non plus à proprement parler symbolique. C’est une œuvre qui amène un nouage entre rêve, réalité et vérité.

Segismundo clame : « que toda la vida es sueño, y los sueños, sueños son » (« toute la vie est un rêve et les rêves valent ce que valent les rêves »). Le rêve se manifeste ainsi comme une expérience existentielle, dramatique, comme la difficulté de l’homme à se connaître et vivre d’une quelconque satisfaction.

Les vers du texte sont une moraleja, (maxime morale) dans laquelle l’auteur ne dit pas la « vida es un sueño » (« la vie est un rêve ») mais « la vida es sueño » (« la vie est rêve »). Cette maxime questionne la part de réalité et la part du rêve et apparait car Segismundo, en captivité depuis sa naissance, n’a jamais connu une vie en dehors du rêve. Lorsque le roi lui concède un jour dans la réalité, cela lui paraît être davantage un rêve.

Il est plongé dans une obscurité qui n’est pas celle du lieu de la prison mais celle de se connaître soi-même, celle de sa propre vérité. Par le rêve, le sujet maintient un lien avec le plus intime mais, il reste énigmatique pour lui-même. Le cauchemar trouble le dormeur, l’angoisse surgit du réel, et le réveille. La vie est un monde singulier où vivre, c’est seulement rêver. Segismundo dit que l’expérience lui enseigne que l’homme qui vit, rêve ce qu’il est, jusqu’à son réveil.

Il y a cette formule de Lacan « qu’un rêve réveille juste au moment où il pourrait lâcher la vérité, de sorte qu’on ne se réveille que pour continuer à rêver – à rêver dans le réel, ou pour être plus exact, dans la réalité. »[2]

Ceci n’est pas sans nous rappeler les propos d’Angelina Harari qui cite Lacan, dans Le moment de conclure : « on passe son temps à rêver, on ne rêve pas seulement quand on dort (…) l’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort. »[3]. Calderon de la Barca rejoint ainsi cette idée lacanienne que la vie est rêve et que le réveil est nécessaire. Il a fallu qu’il soit réveillé pour écrire La vida es sueño !

L’œuvre questionne : Que es la vida ?  (Qu’est-ce que la vie ?) L’auteur y répond « Una ilusion »[4], (« une illusion »). La vie est comme une ombre, une fiction, mais ce qui sauve l’homme, est le fait que « el mayor bien es pequeño », c’est-à-dire « le plus grand bien est peu de chose » car « toute la vie est rêve »[5].

« Cieux, s’il est vrai que je rêve, suspendez ma mémoire, car il n’est pas possible qu’un seul rêve puisse contenir tant de choses. Que Dieu fasse que je puisse soit me débarrasser de toutes, soit ne penser à aucune »[6]. Cette phrase relève la responsabilité du rêveur, que de son inconscient, on est responsable.

2ème point : Le “rêveur” de Goya entre symbolique et imaginaire

Francisco de Goya est un peintre espagnol (1746-1828) de l’époque dite « préromantique ». Atteint de surdité en 1792, Goya va véhiculer dans son art la détresse due au mal qui l’accable. Il peint les sombres scènes de la vie madrilène, comme Le Préau des fous, rassemblées en 1799 sous le titre de Caprices.

Le numéro 43 de cette œuvre est intitulé El sueño de la razón produce monstruos (Le rêve de la raison produit des monstres). Le titre est une phrase tranchante, énigmatique, qui fait place à l’interprétation du dormeur représentant la raison comme une fonction intellectuelle. El sueño de la raison produce monstruos est équivoque. En effet, « Sueño », c’est le « rêve » mais c’est aussi, utilisé comme un substantif, l’état de « dormir », une absence de vigilance.

Il y a ainsi toujours une double signification des gravures de Goya, le manifeste et le latent, ce qui permet à Goya d’échapper à une unique interprétation. Les évènements historiques dramatiques, que vit Goya au XVIIIème siècle ont pu être intégrés dans ses cauchemars, incarnés par les monstres et les oiseaux fantasmagoriques qui volent au-dessus du personnage. Le dormeur de Goya est en prise avec ces monstres au moment de dormir, comme la raison peut être attrapée par les montres quand nous perdons le chemin de la raison. Goya et ses monstres, c’est la guerre entre la raison et l’obscurantisme. La monstruosité qui équivaut à l’irrationnel et ce qui s’oppose à la raison.

Goya aborde l’usage du rêve orienté par le réel. L’auteur montre que, ce qui apparaît dans le rêve reste inarticulable à la parole et à son interprétation.

Dans Le séminaire VI de Lacan, Le désir et son interprétation, on retrouve cette assertion : « C’est à partir de l’analyse que tout ceci qui peut à l’occasion s’appeler dévoiement, perversion, déviation, voire même délire, est conçu et articulé dans une dialectique qui, (…), peut concilier l’imaginaire et le symbolique. » [7]

S. Freud dans son texte La création littéraire et le rêve éveillé dit « on peut dire que l’homme heureux n’a pas de fantasmes, seul en crée l’homme insatisfait… Le fantasme vient corriger la réalité qui ne donne pas satisfaction ».[8]

Les œuvres de Pédro Calderon de la Barca et Francisco de Goya évoquent la figuration de la création, de l’imagination. Les rêves se modifient avec les oscillations du sujet et de son rapport à l’Autre. Et comme l’évoque S. Freud, « ils reçoivent pour ainsi dire de chaque impression nouvelle et forte une “estampille temporelle“. »[9]

Chez Goya, la raison s’oppose à la nuit, la raison est la lumière. Est-ce l’idée d’un poète, d’un artiste ? D’un « rêveur » ? Comme pourrait l’évoquer S. Freud, où la création aurait l’estampille d’un rêve diurne ?

Je voudrais conclure cette présentation par une citation du peintre Joan Miro. A la question d’un journaliste qui lui demande s’il rêve, le peintre répond : « Moi, je ne rêve jamais, je dors comme une taupe mais quand je suis réveillé, je rêve toujours. »[10]

Références

Références
1 Miller J.-A., « Retour sur la psychose ordinaire », Quarto 94-95, Janvier 2009, p. 49.
2 Lacan J., Le séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, p. 64.
3 Harari A., Texte d’orientation. La différence absolue du rêve. Congrès AMP 2020 https://congresoamp2020.com/fr/articulos.php?sec=el-tema&sub=textos-de-orientacion&file=el-tema/textos-de-orientacion/la-diferencia-absoluta-del-sueno.html
4 Calderon de la Barca P., La vida es sueño, edición Moron. Catedra, Letras Hispanicas 1998, p. 165.
5 Ibid., p. 165.
6 Ibid., p. 193.
7 Lacan J., Le séminaire VI, Le désir et son interprétation, p. 30.
8 Freud S., Essais de psychanalyse appliquée, éd. Idées/Gallimard, p. 73.
9 Ibid., p. 74.
10 Miro J., « Entretiens avec G. Raillard ». Ceci est la couleur de mes rêves. Seuil, 1977.

Alexandre Fernandez