La crise des trans
En quoi consiste véritablement la crise des trans ?
Les trans, comme les homosexuels, et un certain nombre de personnes ne rentrant pas dans la norme, pouvaient être considérés comme des malades, des cas psychiatriques. Ils étaient ainsi soumis au savoir-pouvoir des médecins, des soignants, des psychanalystes. Ils avaient surtout le droit de se taire.
Depuis la seconde guerre mondiale, un mouvement profond dans nos sociétés s’est attaqué à ce savoir-pouvoir afin de mettre à égalité les soignants et les soignés. Les malades ont le droit de savoir, ils ont un droit de regard sur la façon dont on parle d’eux. Certaines maladies, notamment les maladies psychiatriques sont considérées comme des insultes, des injures à l’individu. C’est ce que nous appelons à l’heure actuelle, la démocratie sanitaire. Des associations de malades se sont constituées pour faire valoir leurs droits et le savoir qu’eux-mêmes pouvaient tirer de leur expérience. Nous avons vu opérer ce mouvement dans la bataille de l’autisme avec la création des associations de parents et les attaques continuelles contre la psychanalyse. C’est en revendiquant leur statut de victimes contre des médecins et des psychanalystes, que des associations de parents ont pu et su progressivement faire reconnaître ce qu’ils estimaient comme leur droit. Désormais, un certain nombre de ces associations revendiquent la propriété du seul savoir valide en ce qui concerne leur expérience et celle de leurs enfants. Il est toujours plus facile de croire gagner quand on peut disposer d’une cible sur laquelle tirer et s’acharner.
L’arrêté du 10 mars 2021 concernant l’exercice des psychologues et l’obligation d’appliquer les bonnes pratiques, nous rappelle que ce combat n’est jamais terminé, et que le maître, fort d’être le représentant des citoyens et des malades, avance par marées successives.
Au-delà des revendications des uns et des autres de détenir le seul savoir valide, ce que nous devons reconnaître comme le fruit de cette libération, c’est paradoxalement l’imposition d’un savoir unique, bon pour tout le monde. Il s’agit d’un savoir qui peut s’échanger, se monnayer, se labelliser, se mondialiser, c’est-à-dire réduit à un pur produit de consommation, mais devant pour cela respecter les normes du marché et du libre-échange. Il faut reconnaître que le discours même qui a vu naître les TCC lui a servi d’opérateur pour se transformer en valeur d’échange. Il peut prendre dès lors plusieurs formes qui se combinent, tout en respectant les règles du marché. Ce savoir peut s’échanger à l’intérieur d’une communauté, il peut être spécialisé, breveté, et dès lors se monnayer. Pour fonctionner dans ce système dépendant du marché, il faut éliminer toutes les autres formes de savoir n’entrant pas dans l’alliage des discours du capitalisme et de la science.
Le tour de force de ce mouvement, c’est de faire coexister les masses et les communautés, le grand nombre et les particularismes en leur faisant croire qu’un discours commun peut les réunir.
Donc, pour être unis, dans la différence, rien de mieux que de se désigner un ennemi et de surtout ne pas le lâcher, ce que les associations de parents d’autistes ont su faire avec les psychanalystes depuis près de trente ans. Et si le mouvement des parents autistes est un peu antérieur à la théorie du genre, c’est dans les mêmes années, les années 1990, que leur mouvement va s’internationaliser et gagner peu à peu la planète. Aussi c’est en même temps qu’est née la judiciarisation du domaine de la santé et donc de celui du genre.
Et J.-A. Miller signale très bien, que ce sont les gouvernants qui ont fait tout ce qu’il fallait pour que le savoir des médecins, des soignants, des psychanalystes soient dévalué. Il faut reconnaître que cela marche. Nous en mesurons tous les jours les conséquences dans la crise sanitaire que nous traversons.
La crise concerne donc en premier lieu non pas tant le savoir, que le Sujet Supposé Savoir.
Dans les affaires concernant le sexe, on ne sait plus où on est comme en témoigne l’introduction de la théorie du genre dans la fonction administrative. Mais si le genre est en position dominante, il ne peut servir de boussole.
« Plus dupes de rien, les gens errent […] Tout le monde a son idée. Le genre est désormais une évidence du « sujet contemporain » [1]».
Miller J.-A., « Docile au trans », Lacan Quotidien, n° 928, 25 avril 2021
Comment peut-on entendre, ce « plus dupes de rien » ?
Le genre ne repose pas sur la croyance au Nom-du-Père, ni sur la croyance en la différence des sexes. Le sujet qui s’en réclame, appartient certes à une communauté, en accepte la norme, les règles, mais ce sont avant tout celles qu’il s’édicte lui-même, à l’époque de l’Autre qui n’existe pas. Le langage, n’est pas un habitat, mais un outil. Fort de sa performativité, il ne se confronte à aucun impossible, c’est dire qu’il n’a pas choisi de se faire dupe d’un réel, d’où la prolifération des genres, leur fluidité, leur liquidité.
Donc, le genre est une évidence, il faut le traiter avec respect et s’accorder avec son lexique et sa grammaire. C’est la version consensuelle. Celle que l’on entend tous les jours sur les ondes et qu’on lit dans les journaux. Il est moins sûr que ce soit celle qui se répand sur le net et sur les réseaux sociaux. Là, en prenant acte de la politique nationale de santé publique en œuvre depuis 1945, c’est plutôt la révolte qui gronde. Ce n’est plus le principe de l’écoute, du dialogue, du consensus, mais celui de la séparation et de la ségrégation. Quand on est trans, on parle de trans à trans, et l’on demande à l’autre d’adopter votre style de jouir, d’abandonner l’hétérosexualité pour devenir trans. C’est ce que nous a fort bien dit Paul B. Preciado au cours de son intervention lors des journées 49 de l’ECF.
Mais, on retrouve cette orientation au niveau de tous les genres. Il n’y a que les lesbiennes qui peuvent comprendre les lesbiennes, qui peuvent entendre ce qu’elles ont vécu. Nous avons pu voir qu’il était désormais nécessaire d’être noir pour jouer un noir, ou écrire sur les noirs, que le même devait rester avec le même, et surtout pas s’acoquiner avec un blanc. Derrière ce qui peut se présenter comme une avancée dans la tolérance, ce qui peut fort bien s’installer c’est une intolérance encore plus grande à l’égard des autres.
En effet, au-delà du principe de séparation, chaque communauté se révoltant, transmettant sa certitude au monde, veut obtenir la suprématie, et dès lors insiste sur la façon dont elle croît démesurément. On insiste sur l’augmentation du nombre de trans. On a vu le même phénomène avec les autistes.
Fort de sa croissance, chaque communauté veut donc atteindre la suprématie. Ce principe de séparation, c’est celui que Lacan décrit avec précision dans l’« Allocution sur les psychoses de l’enfant [2]». C’est le processus de ségrégation qui est à l’œuvre du fait de la domination du discours de la science. Ce principe de séparation peut même aller jusqu’à l’extrême de la guerre. J.-A. Miller parle d’une communauté américaine de mâles estimant que les femmes bénéficient de tous les droits et de tous les avantages dans les sociétés modernes, qu’elles veulent faire disparaître les hommes et qu’il faut donc leur déclarer la guerre pour retrouver enfin la supériorité des mâles. Certains vont même jusqu’à refuser tout contact et tout commerce avec le sexe opposé. On voit donc que loin de dissoudre la différence des sexes, l’évidence du genre peut conduire à sa renaissance au prix d’une guerre des sexes.
Ce que l’exemple de ce mouvement d’hommes indique à J.-A. Miller, c’est qu’à côté du principe de séparation, un autre principe est à l’œuvre, celui de l’injustice distributive, c’est-à-dire le principe de domination. Il y a toujours deux groupes de personnes opposées, deux groupes de personnes se battant pour la domination, les dominants et les dominés, les hommes et les femmes, les parents d’autistes et les psychanalystes, les trans et les psychanalystes.
Ce sont donc ces deux principes, celui de domination et celui de séparation qui sont à l’œuvre dans notre société.
Comment peut-on situer le trans dans cette situation confuse où règnent ces deux principes conduisant à la ségrégation ?
« Ce que le trans apporte, c’est du trouble. Non pas du trouble dans le genre, intrinsèquement confus, mais bien du trouble, du rififi, dans la guerre immémoriale des sexes. [3]»
Miller J.-A., « Docile au trans », Lacan Quotidien, n° 928, 25 avril 2021
Peut-être est-ce trop dire – essayons de nous y risquer – au milieu de cette confusion qui vise à défaire la différence des sexes, le trans ramène la dimension du trouble, du symptôme, dans la lutte entre les hommes et les femmes.
C’est ce trouble que J.-A. Miller va faire passer dans son texte, en faisant d’abord exister le trans comme un homme de lettres, une femme de lettres, en guettant ses apparitions dans la littérature, puis en le faisant parler à la manière d’un texte de Foucault. Il rend là hommage à la proximité de Foucault avec les thèses américaines à la fin de sa vie. C’est un montage très subtil qui indique ce que le trans doit à l’écriture, au processus de l’écriture.
Donc que dit à J.-A. Miller et É. Marty, le trans qui prend la parole dans un livre ?
Il leur dit que c’est fini, qu’il rejette leur savoir-pouvoir sur lui, qu’ils ne sont plus crédibles, qu’ils sont dépassés, qu’ils ne peuvent parler à sa place et que c’est lui désormais qui peut parler pour les trans. Il ne reste donc plus à J.-A. Miller et à É. Marty qu’à se taire, à ne pas se servir de ses paroles pour continuer à développer leur savoir désuet. Après s’être repentis, avoir fait acte de contrition, ils pourront aller à l’école des trans pour savoir comment s’adresser à eux et comment les entendre.
Ce discours est-il vraiment convaincant, est-ce qu’il correspond vraiment à la parole d’un trans ? Ce n’est pas ce que Miller pense, cela sent encore trop le « rance » du psychanalyste.
Il est donc temps de passer au discours d’un trans à une assemblée de psychanalystes, celui de P. B. Preciado aux journées 49 de l’ECF. Ce dernier a donc essayé de convaincre les psychanalystes de changer de discours, d’abandonner leur référence au patriarcat et de les rééduquer pour qu’ils puissent parler et penser trans. Il leur a concédé qu’ils pourraient garder leur place s’ils consentaient à vivre avec leur temps et à entrer en dialogue avec les trans. Il a fait de son intervention un livre [4], en dramatisant un peu la situation, en héroïsant sa prestation devant un public ennemi, ce qui n’était pas vraiment le cas. J.-A. Miller lui concède sa tricherie, vu que c’est en raison de la bonne cause : celle de l’accroissement de la communauté des trans. Il a lui aussi connu cette ferveur militante. Il ne cède donc pas à la dispute, ne joue pas le jeu de l’agression imaginaire. De cet événement il retient plutôt, dans la brève discussion qui a suivi son intervention, deux éléments précieux. À cet égard, il y a lieu de retenir la façon remarquable dont François Ansermet a su conduire cette conversation. D’abord, après sa harangue, l’invitation de P.B. Preciado au dialogue. Ensuite l’interprétation précieuse d’Ansermet : « Paul, merci. Nous avons bien saisi que vous aviez d’abord quelque chose à nous dire ! ».
Ansermet sort de la confrontation, pour situer l’exposé de P.B. Preciado dans une autre dimension, celle du dire, de l’adresse aux psychanalystes, celle de l’acte tout aussi bien, qui a peut-être par la suite, fait horreur à P.B. Preciado, comme en témoigne le terme de monstre qui figure dans le titre de son livre [5]. Il a quelque chose à dire aux psychanalystes, et c’est cela l’important, même s’il ne saisit pas l’enjeu de son dire. Il ne s’agit pas seulement que les psychanalystes écoutent son discours, en étant d’accord ou non, il s’agit qu’ils l’entendent, en le situant au niveau de lalangue et de l’inconscient.
On rencontre de plus en plus de trans, il y en a de plus en plus, voilà le bruit qui court. Il affole un certain nombre de gens et en réjouit d’autres. Évidemment cette question de la multiplication soulève, lorsqu’il s’agit de la communauté des trans, nombre d’interrogations et de paradoxes, qui se rencontrent au niveau des choix concernant la transformation des corps et pouvant se présenter comme un réel. Dans toute communauté, dans ce moment de la civilisation où sont dominants les principes de séparation et de suprématie, évidemment cette question se pose. On peut rêver d’un monde de trans. Mais J.-A. Miller ne va pas aborder cette question par le chiffre, il prend appui sur le témoignage d’un trans pour déplacer la question de la rêverie au symptôme.
« Si on ressent le besoin de comptabiliser les personnes trans, c’est avant tout parce que cette population a nettement plus de risques de suicide que le reste de la population, et que des traitements médicamenteux particuliers, et, dans certains cas, chirurgicaux, leur sont nécessaires. » Elle précise : « Comparativement aux adultes cisgenres, les adultes transgenres sont trois fois plus susceptibles d’avoir déjà pensé au suicide, et près de six fois plus susceptibles d’avoir déjà tenté de se suicider. [6]»
Les personnes trans sont aussi des personnes qui souffrent, et c’est bien sûr à ce titre, que les psychanalystes peuvent les recevoir et les entendre. Et même, qu’ils n’ont pas à refuser de les entendre.
Au fond, c’est ce qui s’est passé entre Freud et les hystériques, elles étaient devenues des sujets d’exhibition qu’on allait voir, qu’on photographiait. Avec Charcot, les hystériques étaient montrées sur la scène publique. Elles étaient également au centre des discours plutôt sur le versant de la diffamation que sur celui de l’éloge. À cette monstration, veillant à mettre le maître en valeur, Freud a répondu par la rencontre, la rencontre singulière dans un lieu en dehors des regards. Il ne s’agissait pas pour Freud de se mettre en position de maître en pratiquant l’aveu ou la confession, il s’agissait avant tout de se rendre disponible à ce que les hystériques avaient à lui dire, qu’il apprenne d’elles comment les entendre et que leur dire. Il n’accueillait pas la communauté des hystériques, il les accueillait une par une pour les entendre. Ce n’était pas la parole hystérique qu’il voulait écouter, mais la parole singulière qu’il voulait entendre.
Certes, la situation a changé, et l’on peut penser que l’existence des lobbies, des communautés, des groupes de mêmes ont pour vocation d’empêcher que puisse se tenir ce dialogue entre deux solitudes. C’est possible et c’est même certain, si nous croyons plus à l’inconscient, à l’inconscient non seulement transférentiel, mais l’inconscient réel.
Nous devons nous faire docile aux trans, car c’est la seule façon de les confronter à un autre réel que celui, illusoire, de l’organique. Il s’agit d’une révolution, et d’abord pour les psychanalystes.
Références
1 | Miller J.-A., « Docile au trans », Lacan Quotidien, n° 928, 25 avril 2021, p. 7, disponible sur internet : https://lacanquotidien.fr/blog/2021/04/lacan-quotidien-n-928/. |
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2 | Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. |
3 | Miller J.-A., « Docile au trans », Lacan Quotidien, n° 928, 25 avril 2021, p. 12, disponible sur internet : https://lacanquotidien.fr/blog/2021/04/lacan-quotidien-n-928/. |
4 | Preciado P.B., Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes, Paris, Grasset, 2020. Texte issu d’un manifeste prononcé lors d’une invitation de l’École de la Cause freudienne lors de ses 49e journées d’études sur le thème « Femmes en psychanalyse », novembre 2019, cf. « Entretien avec Paul B. Preciado par François Ansermet et Omaïra Meseguer & coda », Lacan Quotidien, n° 868, 10 février 2020. |
5 | Ibid. |
6 | Miller J.-A., « Docile au trans », Lacan Quotidien, n° 928, op.cit., p. 17, citant Claire L., (MtoF) sur son blog de mobilisnoo.org. |