3 questions à

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Valentine Dechambre a rencontré Dominique Holvoet, directeur du 6ème Congrès Européen de Psychanalyse, PIPOL 10.

Valentine Dechambre : Si au siècle dernier Freud questionnait l’état de détresse originaire de l’enfant « jeté au monde » et sa dépendance radicale à l’Autre symbolique, avec le thème « Vouloir un enfant ? » c’est le monde même dans lequel se conçoit et arrive l’enfant au 21ème siècle qui sera mis en question lors du prochain Congrès PIPOL. Un monde régi par le réel de la science et la loi du marché, où c’est « le plus de jouir qui est en passe de soutenir la réalité comme telle. [1]» Thème vertigineux pour lequel Lacan ne nous a cependant pas laissé sans boussole pour aborder dans la clinique les questions qu’il soulève… diriez-vous qu’il s’agit là d’un moment de passe pour la psychanalyse ?

Dominique Holvoet : Voilà une bien jolie question ! Va-t-on se laisser emporter par le « plus de jouir » comme ultime recours de notre réalité contemporaine ? Je ne le crois pas car le « plus de jouir » ne mène pas très loin. La boussole que Lacan nous donne est à la fois d’énoncer que tout le monde délire mais que la folie est une faille ouverte dans l’essence même de l’homme en son être, et encore qu’il « ne serait pas l’être de l’homme, s’il ne portait en soi la folie comme la limite de sa liberté. [2]» Je dirai en tirant ce fil que la profusion d’objets plus-de-jouir au XXIème siècle ne fait qu’avérer toujours plus l’adage lacanien du non-rapport. C’est en consentant à l’impossible harmonie du rapport entre les sexes qu’une famille peut voir le jour et le court-circuit biotechnologique ne rend cette exigence que plus absolue. La question que soulève le titre de PIPOL 10 installe l’enfant lui-même à la place de ce plus de jouir. L’enfant comme objet disponible sur le marché des biens biotechnologiques donne en effet le vertige mais il nous ramène immédiatement à la faille de l’homme en son être en tant qu’être de langage. Et c’est ce que la clinique nous enseigne tous les jours. Le parcours d’une P.M.A. par exemple est une épreuve à l’occasion torturante où l’offre médicale ouvre à l’insensé d’obtenir l’enfant contre toute attente. La psychanalyse vient réintroduire l’enfant comme être parlant, donc d’abord parlé, elle donne la parole à l’enfant à venir dans la bouche des parents qui y logent leur désir dans le hiatus du malentendu dans lequel l’enfant à son tour y trouvera sa place.

Oui, c’est un moment de passe pour la psychanalyse comme vous le suggérez si bien : serons-nous à la hauteur d’accueillir ce malentendu de l’enfant pris toujours plus dans les calculs du discours de la science ? L’enjeu pour la psychanalyse tient à ce que Jacques-Alain Miller a désigné comme duperie du réel, « c’est-à-dire de monter un discours où les semblants coincent un réel [3]» – c’est ce qui s’opère dans une analyse et il y faut le temps. L’analyste se place en ce joint le plus intime du sentiment de la vie pour faire ex-sister l’objet du désir hors toute appréhension, afin qu’il apparaisse comme résidu inassimilable, juste comme symptôme dans lequel l’analysant finit par se reconnaître. La passe des analystes est celle qui surmonte les calculs de la science par l’incalculable effet de jouissance d’une interprétation qui vise le corps et passe dans les tripes ! De même que Frédéric II n’a pas découvert au XIIIème siècle quelle était la langue humaine naturelle, la science du XXIème siècle ne mettra pas sur le marché un enfant prêt-à-porter. Celui-ci ne deviendra un enfant que porté par un désir incarné.

VD : Dans votre texte de présentation du Congrès, on peut lire comment, dans cette mutation radicale qu’opère la science sur la subjectivité, il reste un résidu, « famille », sur lequel la psychanalyse peut continuer de prendre appui pour tenter de desserrer l’emprise de

cet « ordre de fer » dans lequel s’inscrit le « faire » un enfant aujourd’hui.  S’agit-il pour autant de réinstaurer un ordre familial comme une certaine morale comportementaliste le prône ?

DH : Je me demande jusqu’où l’institution familiale constitue un « champ clos le plus loyal où il (l’homme) puisse se mesurer avec les figures les plus profondes de son destin ? [4]» Toujours est-il que ce bel aphorisme des Complexes familiaux se cogne contre la formule par laquelle Lacan dans son Séminaire xxii paraphrase un dire freudien sur le père en introduisant une version du père à partir de sa perversion – autrement dit partir du rapport à son plus de jouir. « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si ledit amour, ledit respect, est père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet petit a qui cause son désir.[5]» Le duo qu’installe Lacan est ici « un père » et « une femme » afin que ce père maintienne « dans la répression, dans le juste mi-Dieu, la version qui lui est propre de sa père-version.[6]» En réprimant auprès des enfants ce qu’il s’autorise auprès d’une femme, il devient un modèle de la fonction de symptôme qu’il incarne. Mais un père parvient-il réellement à réaliser ce modèle de la fonction ? C’est rare répond Lacan. Comment y parvient-t-il ? À l’envers de ce que prône une morale réactionnaire comportementaliste : il peut y parvenir en sachant fermer les yeux quand il le faut par un juste non-dire, « c’est-à-dire qu’on ne voit pas tout de suite de quoi il s’agit dans ce qu’il ne dit pas.[7]»

La famille résidu potentialise en elle cette tension entre ouverture au désir et frein sur la jouissance. De même que lalangue est le produit de l’eau du langage passé dans la passoire de nos sensibilités au cours des âges, la famille résidu est le résultat des sédimentations successives de l’expérience du désir de famille de par le monde. Quel que soit le chemin qui a conduit à la naissance, l’enfant qui est là ex-siste hors de sa constitution biologique, il ex-siste en tant que corps parlant et c’est de là qu’il faut repartir pour traiter de l’institution familiale comme corps de l’Autre – sans négliger donc les enjeux de jouissance qui s’y déploient dans un juste mi-dire.

VD : Le thème de PIPOL 10 n’est-il pas tout spécialement propice à faire résonner la réponse de la psychanalyse lacanienne au discours hypernormé de notre civilisation, du côté d’un pousse à l’invention ?

DH : Le monde des normes dans lequel nous sommes entrés est effrayant. Il participe du leurre d’objectiver le réel de nos existences dans des règlements où précisément tout pourrait se dire et tout pourrait être écrit. Ce qu’offre une psychanalyse est, à l’envers, une mise à l’épreuve du « tout dire » pour en extraire ce qui peut s’en écrire. Et ce qui peut s’en écrire n’est pas la liste des règles de notre vie mais le nœud symptomatique qui vient la déranger. Le dérangement devient le point d’appui, c’est un renversement inédit qui donne au désir une puissance seconde, puissance d’invention comme vous le suggérez si bien. Il n’y a donc nullement lieu de s’affliger du prétendu relâchement du lien familial, écrivait déjà Lacan en 1938, mais en situant les effets psychologiques du déclin de la figure paternelle, repérer ce qui constitue la famille-résidu. C’est elle qui fait fonction à partir de sa capacité à se réinventer en permanence. L’enseignement de Lacan en opérant une révision du mythe d’Œdipe pour le passer à la structure et en introduisant la responsabilité de chacun dans son rapport à la jouissance nous montre le chemin de ce qu’est l’irréductible de la transmission familiale.

18 février 2021

Références

Références
1 Miller J.-A., « Jouer sa partie », La Cause du désir n°105, juin 2020, p. 28.
2 Lacan J., « Allocution sur les psychoses », Autres écrits, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 361.
3 Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir n° 88, p. 113.
4 Lacan J., « Les Complexes familiaux », Autres écrits, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 59-60.
5 Lacan J., Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I., leçon du 21 janvier 1975, inédit.
6 Ibid.
7 Ibid.

Dominique Holvoet

Psychanalyste, directeur du Congrès Européen de Psychanalyse, PIPOL 10