« L’aphorisme Tout le monde est fou ne concerne pas tous les êtres de la Terre, mais uniquement les êtres parlants qui obéissent tant bien que mal au code du langage et qui sont plongés dans un discours qui fait lien social.[1]»
Eden est la fille d’« une inconnue qui lui a donné la vie et un prénom[2]». Cette vie et ce prénom, qui lui ont été transmis, deviendront pour Eden, jeune fille de seize ans, une assise pour tenter de s’orienter dans un discours qui fait lien social. Quel est ce discours ? C’est celui choisi par Marie Colot, l’auteur du roman, qui s’appuie pour son écriture sur un fait de société bien connu aux États-Unis, la pratique du rehoming, de la réadoption qui pousse des enfants à se vendre lors de défilés pour taper dans l’œil d’hommes ou de femmes en quête de ce qui viendrait les combler dans des sortes de « grande foire commerciale où les produits à vendre sont des enfants[3]». Eden est l’une de ces enfants.
Lors de l’atelier de lecture du 17 octobre dernier s’est entendue, pour certains participants, une pente à lire le roman, ce fait social, sur un versant sociologique et humaniste qui opposerait le normal au pas normal, le bien au mal. Or, à suivre Eden dans le roman, nous saisissons comment il ne s’agit nullement d’une « revendication égalitaire[4]». Il s’agit d’un trajet de ce qui ne peut se dire qui trouve à s’interpréter, non pour un pour tous, mais bien plutôt pour ce « qui ne vaut que pour l’Un tout seul[5]». De ce qui a fait troumatisme, à la contingence d’une rencontre qui ne la met pas à « l’abri de l’amour[6]», le temps de la révolte se suspend et ouvre sur un autre registre : le rêve. La réalité commence à lui « faire mal aux oreilles[7]» et ainsi elle s’interroge sur ce qui se répète pour elle, pas sans quelques-uns, là, avec leur désir. Elle fait des choix, la parole prend de l’épaisseur et ainsi elle commence à se mettre « à l’abri de ce qu’il y a d’insupportable dans le réel[8]». Elle s’autorise alors à bricoler avec les codes du langage pour se “créer une famille, au-delà des formulaires, des tampons et des signatures. […] [À] aimer chacun à [sa] manière, mal peut-être[9]», faisant entendre, comme l’a souligné Nicole Oudjane, son désir au travers d’une énonciation.
En tordant le normal, chemin que nous propose le roman de Marie Colot, cela fait apparaître pour Eden ce qui cause son désir. Eden, comme sujet de fiction, témoigne de ce que c’est d’être « une faute d’orthographe dans un texte[10]».
La conversation, lors de cette soirée, nous a amenés à considérer la faute du côté du parlêtre, faute singulière qui fait la trame d’une existence, plutôt que le « pour tous » qui est un pousseà-la ségrégation. Marie Colot, par la voix d’Eden, nous invite « à sacrifier le totalitarisme de l’universel à la singularité de l’Un[11]».
Références
1 | Caroz G., À propos de Tout le monde est fou, Argument du XIVe Congrès de l’AMP. |
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2 | Colot M., Eden, fille de personne, Acte Sud Junior, 2021. |
3 | Przychodny S., États-Unis, enfants jetables, 2016. Marie Colot s’est inspirée de ce documentaire pour écrire sa fiction. |
4 | Miller J.-A., « Tout le monde est fou », AMP 2024, La Cause du désir, no 112, novembre 2022, p.49. |
5 | Caroz G., op.cit. |
6 | Colot M., op.cit. |
7 | Colot M., op.cit. |
8 | Caroz G., op.cit. |
9 | Colot M., op.cit. |
10 | Colot M., op.cit. |
11 | Miller J.A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 3 mai 2011, inédit. |