« La femme n’existe pas » – prononcé par Lacan en Italie le 3 février 1973.
J’ai été sollicité par Jean-Robert Rabanel pour chercher dans la presse de Rome un article qui faisait écho à l’intervention de Lacan au 7e Congrès de l’École Freudienne de Paris du 31 octobre au 4 novembre 1974. Lacan y a prononcé « La troisième [1]».
L’article du Corriere della Sera voulait faire état de l’aphorisme de Lacan sur « La donna non esiste », qui est aussi le thème annoncé pour le prochain Congrès de l’AMP. Je n’ai pas su trouver l’article en question dans les archives du Corriere della Sera. Par contre, j’ai trouvé un article de Mario Palumbo du même Corriere della Sera du 3 février 1973, édition de Milan : il correspond probablement à l’article qui fait écho de la tempête sur la donna non esiste. Lacan était intervenu sous le titre : La psychanalyse dans sa référence au rapport sexuel. Il en dit les réactions reçues dans son Séminaire du 13 février 1973 [2].
Du Corriere della Sera, j’ai trois documents sur la venue de Lacan en Italie :
- L’article de Mario Palumbo du 3 février 1973 [3].
- Une annonce de l’émission « Donna, donna » sur la deuxième chaîne de télévision italienne du 7 septembre 1973.
- L’article de Jacques Nobécourt du 31 octobre 1974 qui annonce la tenue à Rome du 7e Congrès de l’École Freudienne de Paris.
En recherchant sur internet, toujours sur ce thème, on trouve l’interview de Céline Menghi [4] par Silvana Maja, dans la Rassegna FLP, en préparation du Congrès de la SLP en 2014 en Italie. La journaliste, bien documentée, relevait le putiferio (le vacarme) que l’intervention de Lacan avait soulevé en 1973 à Milan. Le MLF [5] en Italie était assez virulent dans les années 70.
Céline Menghi m’a envoyé un opuscule daté de mars 1976, mis récemment sur internet et intitulé : « Lacan en Italie [6]». Giacomo B. Contri est l’auteur de cette publication en italien et en français, documentation chronologique des interventions et des conférences de presse de Lacan entre 1953 et 1978 en Italie. Il faisait partie du « tripode [7]» sur lequel Lacan aurait pu asseoir la « Scuola freudiana » naissante en Italie.
La « Note italienne [8]», dernier document de repérage, a été reçue en avril 1974 par G.B. Contri, tel qu’il le relate dans son article « Lacan en Italie [9]». Lacan l’avait écrite en 1973. Il ajoutera : « Les personnes concernées ne donnèrent pas suite aux suggestions exprimées ici [10]».
La butée de la passe et l’avancée par la donna non esiste ont-elles seulement pour l’École en Italie, un rapport de contemporanéité ?
Légèretés d’hier et d’aujourd’hui.
Hier : l’article de Mario Palumbo dans le Corriere della Sera du 3 février 1973.
Est-ce que l’incompréhension sur « La femme n’existe pas » est due à la différence entre la langue française et italienne ? N’est-ce pas la pierre d’achoppement de la clinique psychanalytique ?
L’incompréhension dont fait état Mario Palumbo tient-elle à la différence entre une « culture » italienne folkloriquement « machiste » et la « culture » psychanalytique qui donne une place symbolique au sexe masculin ?
La question de la langue est à entendre telle que Mario Palumbo l’écrit à la fin de son article : « comme la corde à laquelle Lacan aime s’accrocher, la corde du pendu, parce que le pendu « tire la langue » ».
Palumbo ne saisit pas que la langue dont il s’agit est celle de l’inconscient. Il l’esquive par un trait presque humoristique en disant qu’il faut être très calé pour y comprendre quelque chose… Et c’est vrai. Il se contente de donner sa langue au chat. Il s’exclut de ceux qui peuvent saisir quelque chose dans cette image. Il refuse aussi de s’atteler à la tâche de l’expliquer pour ses lecteurs. Il préfère opposer le Lacan qu’il ne comprend pas, à Marcuse qui serait plus compréhensible. Marcuse accroche la sexualité à la culture qui en manifeste l’expression et la répression [11] et non pas aux défilés dans les signifiants … C’est pour cela qu’il « tire la langue » en proposant un « personnage-Lacan » sulfureux. On perçoit une contradiction sournoise entre ce qu’il dit dans le contenu de son article et l’appellation d’« unique et vrai héritier de Freud ».
La donna non esiste est incompréhensible si on tient compte seulement de l’anatomie. Dans l’anatomie des humains deux sexes sont bel et bien en présence, et ils sont nécessaires pour transmettre la vie à d’autres humains. Lacan appelle « f…trerie » cette histoire de voyage du sperme vers l’ovule. « … ce n’est pas la f…terie [12]», prévient-il. L’extraction d’un « r » ne dénie pas l’étymologie latine « futere », mais permet de réduire au « c’est foutu », au « fini d’avance » … si les considérations anatomiques du rapport sexuel se trouvent comme un savoir préalable à la recherche. Le rapport sexuel ne produit pas un savoir scientifique. Et : « La vérité (du rapport nécessaire à la reproduction humaine) ne sert à rien qu’à faire la place où se dénonce ce savoir [13]».
Si on considère seulement la réalité du rapport sexuel, on se trouve face à un vide signifiant, et c’est le vide du savoir sur le désir et la jouissance. Le rapport sexuel alors n’existe pas pour l’être parlant s’il ne s’inscrit pas dans le langage, dans le défilé des signifiants.
Mario Palumbo a presque saisi que le rapport sexuel est une histoire œdipienne soumise à la castration. Il est prêt à penser que la donna non esiste parce que les femmes n’approchent pas le rapport sexuel en tant que manquantes de l’organe pénien : argument au profit du MLF.
Mais il rate la question de la jouissance féminine, l’Autre jouissance… Qui fait tirer la langue aux dits hommes, ceux qui veulent l’explorer avec leurs moyens œdipiens du savoir et du pouvoir mâle. Ces hommes qui voudraient accéder à l’Autre jouissance, sans se douter que c’est ainsi dit-femme(r). Et alors, n’accèdent-ils pas au penchant à la féminisation, propre à notre époque ?
Pas de rapport sexuel : donc pas de femme… ni d’homme, pourrait dire Mario Palumbo, puisqu’il dit que les « partners » ne sont pas ceux que l’on croit, et les hommes sont « malheureux » y compris sexuellement… ce serait la faute de la culture.
Pourtant Lacan insistait sur la jouissance, et non pas sur la satisfaction sexuelle harmonieuse. Jouissance différenciée pour l’homme et pour la femme : si pour l’homme la jouissance sexuelle est exprimée en termes phalliques, les femmes n’inscrivent pas leur jouissance sexuelle dans le déficit en se tournant vers la maternité (penisneid), mais elles s’inscrivent dans une « Autre » Jouissance.
La logique du signifiant cède le pas à la topologie. La jouissance est du corps, et procède d’un dépassement du phallicisme de l’homme qui diffame (dit-femme) l’être féminin en défaut par rapport au phallus.
Aujourd’hui
Remerciant Céline Menghi de ses envois, elle me souhaite bon travail, et rajoute à la fin de son dernier mail : Le donne fanno sempre casino !!! (Les femmes font toujours du bordel). Avertissement visant la prudence ?
En tout cas ces mots familiers en disent long sur la question de la femme qui n’existe pas. Je restais avec deux signifiants en italien : putiferio, énoncé par la journaliste Silvana Maja, et casino. Ils concernent non seulement le chahut soulevé par les journalistes, mais aussi les remous dans la psychanalyse au sujet de la donna non esiste.
Le putiferio est bien traduit par vacarme ou chahut, mais il me plait de libérer ma fantaisie, et de l’écrire avec double « t » : puttiferio pour y entendre les putti, que l’on connait dans la peinture baroque. Les enfants que les peintres présentent nus, en ornement, sans aucune considération de la pudeur, comme si les enfants n’étaient pas travaillés par le sexe, ni les adultes qui les regardent.
La deuxième partie du mot puttiferio (-ferio-), j’aime la relier à la foire, que Lacan fait consonner avec la foi (je ne sais pas en quelle occasion). Puttiferio alors aurait à faire avec les enfantillages en foire ? N’est-ce pas une belle façon de voiler la sexualité sous-jacente aux enfantillages ? Se réduisent à des enfantillages ces luttes de prestige entre les psychanalystes italiens et ces articles des quotidiens qui rabaissent Lacan et ses paroles à des clowneries.
L’autre signifiant casino (accent tonique sur le « i »), vient de Céline Menghi et il me faut le prendre au sérieux. Le même mot, juste avec l’accent tonique différent casino’ se retrouve en italien et en français pour la même signification de maison de jeux de hasard. L’étymologie italienne le rapporte à la « petite maison », avec l’origine latine de casa, la petite maison de campagne, qui consonne avec la « case » de nos pays d’outre-mer. Dans le ton populaire italien casino signifie le bazar, le désordre dans une maison, mais aussi le désordre et le chahut propre à la sexualité exercée hors du régime de l’amour. Le casino prend la signification propre à la maison close, autrement dit : le casino c’est le bordel.
La connotation sexuelle et triviale est bien introduite, et Le donne fanno sempre casino est bien à entendre dans ce sens : là où il y a des femmes il y a jouissances… à ne pas couvrir seulement du voile pudique de la féminité ou de la maternité : la jouissance des femmes va au-delà de ce qui est connu ou fantasmé par les hommes, qui seront toujours insatisfaits de leur passe au casino.
Je retiens que Lacan tente dans cette période d’introduire la passe dans la Scuola Freudiana. Il s’agit du passage de l’analysant à l’analyste, mais il ne se prive pas de faire équivoquer la passe avec « bordel », casino.
J’ai répondu à Céline Menghi en espérant que celles que l’on diffame (dit-femmes), réduites au rôle d’Harpies au « casino » du rapport sexuel, puissent jouir du rôle des Euménides, des Bienveillantes comme dans la tragédie de Eschyle.
« Une par une », m’a-t-elle répondu.
Discussion
Valentine Dechambre : Merci Giuseppe d’avoir amené des choses si fines dans un style fort italien, léger et qui rend compte d’une conversation, déjà, avec notre collègue italienne, Céline Menghi que vous avez sollicitée à l’occasion du Séminaire d’Étude. Vous la remercierez de notre part.
Voilà une façon formidable de commencer la séance puisque, à partir d’un article, à consonance un peu machiste – n’est-ce pas ? – vous avez réussi à faire entendre ce qui pouvait se jouer à l’époque du Séminaire XX.
Giuseppe Falchi : Lacan en parle dans le Séminaire XX, page 54.
Valentine Dechambre : Le passage est formidable ! Vous avez l’idée qu’en Italie, c’est plus difficile de recevoir cette formule-là : La donna non esiste ?
Giuseppe Falchi : Pas exactement pour les Italiens. Mais à l’époque, il y avait un mouvement féministe vraiment très radical dont j’ai parcouru le manifeste. Ça s’appelle comme ça d’ailleurs : « Il manifesto », un peu en référence au manifeste du Parti communiste, mais le leur était vraiment très… très révolutionnaire. Nous étions en 1973 en Italie, pas loin de 1968, mais en tout cas en plein dans la période des Brigades Rouges. Des femmes s’étaient réunies sous ce manifeste, et c’était vraiment… Elles faisaient le bordel. Elles mettaient le bazar partout !
Valentine Dechambre : Le casino !
Giuseppe Falchi : Elles faisaient casino ! Pas le casino ! C’était à cause de ça probablement qu’en Italie, on ne pouvait pas recevoir cette donna : « La femme n’existe pas ». Il y a aussi le fait qu’en même temps, Lacan essaie d’introduire la passe. Il y a une conjonction dans la chronologie entre son énoncé « La femme n’existe pas » et l’introduction de la passe. C’est là, probablement que la psychanalyse en Italie, les psychanalystes italiens n’ont pas pu, je dirais, passer à autre chose qu’à leurs disputes, que je dis « enfantillages », putiferio.
Valentine Dechambre : C’est très subtil comme façon d’amener ça. La passe existe maintenant en Italie !
Giuseppe Falchi : Oui, mais ce n’est plus la même École.
Valentine Dechambre : Jean-Robert Rabanel vous avait sollicité pour cette recherche, il va sûrement nous aider à préciser ces références.
Jean-Robert Rabanel : Oui. Tout à fait. Je trouve que vous avez très bien posé les questions qu’il y avait à propos de cette référence. Cela avait commencé l’année précédente, la question de la passe, pour structurer une École en Italie. Lacan avait eu bien des difficultés précédemment, plusieurs échecs pour structurer une École en Italie. Et là, c’est la première fois où il y a un nouvel espoir. C’était au moment des Journées d’Étude à la Grande Motte en 1972, une discussion avait eu lieu, devant l’École réunie, en présence des trois compères dont vous parlez, Verdiglione, Contri, Drazien [14].
Et la question centrale était bien celle-ci précisément : « Comment structurer une École autour de la passe? »
Il y avait là une avancée extraordinaire proposée aux collègues italiens : s’organiser et organiser l’École italienne autour de la procédure même de la passe et de l’entrée par la passe, pour admettre les membres de cette École. Cela n’a pas abouti dès la première fois. Il y a eu le deuxième exercice, avec « La note italienne » que vous avez citée et qui a été publiée dans les Autres écrits.
Donc, la question est bien centrée autour de « La femme n’existe pas », et de la passe tout autant. J’avais retenu le scandale que ça avait entraîné, avec la parution d’un article dans la presse locale.
Il y a dans l’article à la fois le côté, pour le moins léger du contenu de l’argumentaire, et en même temps, le côté assez malveillant à l’égard de Lacan qui donnait une idée de sa position à cette époque. Ça donne une idée singulière de voir que le monde, le monde littéraire en particulier et le monde de la diffusion, prenait Lacan un petit peu à la légère.
Mais aussi que ses élèves n’étaient pas derrière lui, pas là non plus pour le soutenir ! Et je crois que ça donne une idée de comment s’est faite son élaboration à ce moment-là. Dans une solitude totale. Pas suivi par ses élèves, ils étaient loin. Ils auraient pu prendre la parole. Rien. Et lui-même, continuant à faire front.
C’est ça que je tenais à souligner de cette petite recherche, que je n’espérais pas aussi fournie et accomplie que vous l’avez faite. Je vous en remercie.
C’était pour montrer la solitude de Lacan. On n’a pas idée de ça. La solitude de Lacan, devant l’œuvre qu’il accomplissait. Seul devant ce réel-là dont il avait la charge. Ça faisait rire. En général, c’est un signe de l’angoisse. Sûrement. Et les élèves étaient, eux aussi, loin derrière. La preuve, l’occasion de la passe avait été l’occasion de la dissolution, de la séparation parmi ses élèves. Après les Journées de Deauville en 78. C’était ce que je voulais montrer : l’ambiance dans laquelle il se trouvait. La solitude qui était la sienne. Et sa volonté. C’est une grande leçon.
Valentine Dechambre : Voilà. C’est une grande leçon pour nous.
Jean-Robert Rabanel : C’est une grande leçon pour nous.
Valentine Dechambre : Magnifique !
Jean-Robert Rabanel : Je vous remercie Giuseppe pour tout ce travail que vous avez fait. Et vraiment centré, sur cette question-là : « La femme qui n’existe pas ». Précisément. Merci encore Giuseppe.
Giuseppe Falchi : Merci à vous aussi de m’avoir sollicité et de m’avoir mis au travail.
Jean-Robert Rabanel : Très bien.
Valentine Dechambre : Si vous voulez bien, j’ajouterais une petite citation de Lacan après ce que vous venez de dire, c’est la référence que Giuseppe nous donne dans le Séminaire Encore.
Lacan dit : « Cette affaire du rapport sexuel, s’il y a un point d’où ça pourrait s’éclairer, c’est justement du côté des dames pour autant que c’est de l’élaboration du pas-tout qu’il s’agit de frayer la voie [15]».
Si Lacan cherche à frayer la voie de l’Autre jouissance pour éclairer le réel de la psychanalyse, celui du non-rapport sexuel, on peut dire aussi que c’est bien d’une position pas-toute qu’il avance. C’est ce que je saisis dans cette citation et je trouve que cela tombe juste avec ce que Jean-Robert Rabanel vient de nous dire, à la fois sur l’inexistence, le pas-tout, la solitude, la passe. À partir du pas-tout, c’est être seul. Voilà. Juste ce petit ajout-là.
Encore un très grand merci Giuseppe pour avoir introduit ici, si magnifiquement cette deuxième séance.
Références
1 | Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne n° 79, 2011, p. 11 à 33. |
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2 | Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975,p. 54. |
3 | Article traduit de l’italien par l’auteur. |
4 | Céline Menghi, psychanalyste, membre de la S.L.P. (Scuola Lacaniana di Psicanalisi), membre de l’AMP. |
5 | Mouvement de Libération de la Femme. |
6 | Contri G.B., « Lacan en Italie », disponible sur internet : http://www.praxislacaniana.it/wordpress/download/lacan_in_italia.pdf |
7 | Contri G.B., « Lacan en Italie », op. cit., p. 148. |
8 | Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 307-311. |
9 | Contri G.B., « Lacan en Italie », op. cit. |
10 | Lacan J., « Repères bibliographiques dans l’ordre chronologique », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 608. |
11 | Dans le cercle intellectuel de mai 68 en Italie, comme en France, la référence à Marcuse est courante. « Eros et civilisation » publié en 1955 avait été traduit une première fois en italien en 1964. |
12 | Lacan J., « Note italienne », op.cit., p. 310. |
13 | Ibid. |
14 | Retrouvés par Sylvette Calloni, transcriptrice. |
15 | Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 54. |