Le titre de cette intervention reprend celui d’un article [1] d’Alexandre Stevens [2] paru dans Quarto Institution ◊ féminité. Il y propose de renouveler l’institution à partir des formules de la sexuation [3] élaborées par Lacan en 1975.
Quels enseignements pouvons-nous extraire de cette étude pour la pratique psychanalytique ?
Tout d’abord, pour répondre à cette question, j’ai voulu, sur l’indication de Jean-Robert Rabanel [4], articuler l’article d’A. Stevens avec un texte d’Éric Laurent [5].
É. Laurent reprend l’enseignement de Lacan à partir des Complexes familiaux [6] pour aboutir à une version du père désidéalisée. Il considère qu’il n’y a pas d’enfant sans institution. L’institution est le lieu qui se substitue à la famille quand elle n’est plus là. L’accueil des enfants malades sied bien à cette définition.
É. Laurent nous rappelle que Lacan, face à l’échec des utopies communautaires, a su réagir en donnant une alternative aux soins. Lacan n’était pas favorable à la création d’instituts psychanalytiques extraterritoriaux coupés de tout, mais recommandait plutôt de chercher un abri dans ce qui existe déjà (universités, hôpitaux). Il évoque dans ce texte « la pratique du coucou : vous avez le nid qui est là et vous vous y mettez et vous fabriquez un horrible coucou à l’intérieur, vous fabriquez quelqu’un qui justement n’est pas de la famille [7]».
Cette position extravagante du psychanalyste installé dans le discours universel donne l’occasion de dire à l’intérieur de l’institution que la jouissance ne pourra jamais se résorber dans le discours universel. Elle est justement une protestation contre toute forme d’idéal. A. Stevens propose, lui, d’inscrire la psychanalyse dans l’institution à partir de la logique féminine en lui appliquant le modèle mathématique de la théorie des ensembles.
L’institution peut s’assimiler à la forme simplifiée suivante.
L’ensemble est constitué à partir d’une exception (Ǝ). L’intérieur de l’ensemble est nommé tout (∀). Bertrand Russel a mis en évidence les contradictions qu’il existe dans la théorie des ensembles, notamment avec le paradoxe du barbier. Jacques Lacan en proposant une formulation du pas-tout introduit une dimension qui fait au contraire consister l’ensemble et donc vient répondre à Bertrand Russel. La logique du pas-tout est donc importante à inventer et à déplier pour que l’institution ait sa raison d’être. C’est donc le premier enseignement qu’il est possible de dégager.
Ensuite, l’institution du « tout » existe donc en tant qu’il est possible d’y instituer du pas-tout. Ce pas-tout trouve ses coordonnées dans les formules de la sexuation [8] telles que Lacan a pu les élaborer. La première formule s’écrit :
Et peut se lire : il en existe au moins un qui ne soit pas soumis à la castration, ce qui signifie qu’il existe une exception et du fait de cette exception, il est possible de constituer un ensemble fermé, un ensemble où tous les éléments sont rassemblés comme mêmes.
La deuxième s’écrit :
Et peut se lire : pas-tout de x est soumis à la castration ou encore il n’y a pas d’ensemble qui vient constituer un tout, il y a donc un pas-tout. L’ensemble ne peut pas être fermé.
Ce sont des formules qui font exister en quelque sorte l’inexistant, l’impossible à dire. Mais, l’impossible n’est pas à prendre comme une fatalité, un aveu d’échec. Il faut le considérer comme une dimension inaccessible spontanément. Il faut en passer par l’écriture pour le saisir. L’impossible se retrouve dans l’expérience analytique. Freud l’aborde en disant que la psychanalyse est un métier impossible. Il révèle ainsi l’aspect relativiste de la psychanalyse, confrontée à la singularité de chacun. C’est pour cette raison que Freud n’hésite pas à la situer comme une pratique de l’impossible au même titre que gouverner ou éduquer. « On peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant [9]»,dit-il.
Il est possible de considérer la logique du pas-tout à l’œuvre dans les écoles psychanalytiques. A. Stevens propose de s’inspirer de l’acte de Lacan pour fonder les institutions de soins. Il reprend la théorie de Turin[10] telle que J.-A. Miller l’a développée en fondant l’École italienne de Psychanalyse se référant à Lacan quand il fonde l’École freudienne de Paris. Lacan ne va pas se prendre pour un idéal, J.-A. Miller dit plutôt que Lacan a un rapport à l’idéal. Il souligne le souhait chez Lacan de renvoyer chaque membre de son École à sa solitude.
Lacan occupe une position d’exception pour fonder son École. Mais, c’est une exception un peu différente de celle du maître selon A. Stevens, et que J.-A. Miller a voulu théoriser en appelant cela « la théorie de Turin sur le sujet de l’École [11]».
Mettre au fondement la logique féminine du pas-toutà l’œuvre dans les écoles psychanalytiques, pour les institutions de soins, c’est le deuxième enseignement proposé par A. Stevens. Il dit : « La logique féminine du pas-tout, à l’œuvre dans nos Écoles, peut aussi être mise au fondement de l’institution de soins orientée par la psychanalyse. C’est le sens de ce que nous nommons le « cas par cas » [12]».
Un troisième enseignement pourrait s’isoler, c’est aussi une question politique. Il est de considérer le un par un. L’esprit de la psychanalyse veut que nous nous adressions à la singularité de chacun. A. Stevens évoque « L’Un de la série d’exceptionnels [13]». Pour lui, tout le monde est exceptionnel et il faut donc faire une institution par sujet dans l’institution.
Ce troisième enseignement permet de resituer l’institution par rapport à la pratique psychanalytique. Chaque sujet est unique et à chacun son institution, une institution par sujet. C’est le pari de l’invention dans l’uniformisation. Faire une place à la particularité subjective dans l’institution de soins à partir de la logique du pas-tout. C’est ce que dit É. Laurent quand il parle du « coucou ».
Un quatrième enseignement pourrait s’intituler « Soigner le maître ». Dans l’article « L’institution à partir de la logique féminine », A. Stevens y fait allusion. Ceci est de mon point de vue important à considérer. A. Stevens dépliera ce dont il s’agit au Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse à Barcelone. Il dit ceci : « Notre arme dans ce combat est le discours. C’est en soutenant la conversation, au sens où nous l’entendons en psychanalyse, que nous pouvons introduire le pas-tout dans l’institution [14]». Il dit un peu plus loin dans ce même article : « Il n’y a pas lieu de soutenir nécessairement le silence. Il faut risquer la conversation [15]».
Pour conclure, quatre enseignements peuvent se dégager du texte d’A. Stevens.
– L’institution de soins peut se tenir à condition qu’existe un pas-tout.
– La logique féminine, à l’œuvre dans les écoles psychanalytiques, peut être mise au fondement des institutions de soin.
– Il faut faire une institution par sujet, pour accueillir la singularité subjective.
– Il est nécessaire de soigner le maître pour maintenir un dialogue avec lui.
Références
1 | Stevens A., « L’institution à partir de la logique féminine », Quarto Institution ◊ féminité, n° 122, 2019, p. 153-158. |
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2 | Alexandre Stevens est psychanalyste à Bruxelles, membre de l’École de la Cause freudienne, enseignant à la Section clinique de Bruxelles, ancien directeur thérapeutique du Courtil. |
3 | Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 73. |
4 | Rabanel J. R., Intervention au Séminaire d’Étude de l’ACF en MC du 8 octobre 2021. |
5 | Laurent É., « Institution du fantasme, fantasmes de l’institution », Conférence donnée au Séminaire de la psychanalyse avec les enfants au local de l’ECF, à Paris, le 17 octobre 1991, Les Feuillets du Courtil online 2003. |
6 | Lacan J. Les complexes familiaux, Bibliothèque des Analytica, Navarin, Paris, 1984. |
7 | Laurent É., « Institution du fantasme, fantasmes de l’institution », op. cit., p. 12. |
8 | Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 73. |
9 | Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 263. |
10 | Miller J.- A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’École (2000)», La Cause freudienne, n° 74, mars 2010, p. 132-142. |
11 | Ibid., p. 133. |
12 | Stevens A., « Institution et invention », Intervention au XIe Congrès de l’AMP à Barcelone, HEBDO-BLOG, n° 135, 2018. |
13 | Stevens A., « L’institution à partir de la logique féminine », op. cit., p. 154. |
14 | Stevens A., « Institution et invention », op. cit. |
15 | Ibid. |