Dans ce travail-ci, nous essaierons de construire l’envers de l’exposé présenté en octobre : « La femme n’existe pas ». Donc, cette fois-ci, démarche continuiste (au sens linéaire) et existence de l’Autre (S1-S2), puisqu’ici la Femme existe. Vous verrez, avec surprise, où nous allons aboutir. Nous partirons de Dante. Vers la fin, après avoir croisé Joyce une ou deux fois, nous reviendrons rapidement vers cet écrivain-là.
Ouverture
Le journal La Vie interroge Philippe Sollers [1] : « Dans Agent Secret [2], vous écrivez : “Dante, je l’ai lu très jeune et avec une passion qui n’en finit pas, elle reste toujours là, intacte”. Pouvez-vous revenir sur les origines de ce long compagnonnage ? »
P. Sollers : « La première fois où je suis allé en Italie, c’est-à-dire à la fin des années 50, j’ai été foudroyé. À commencer par Florence, où chaque pan de mur me parlait de cet étrange poète qui s’appelle Dante. Avant, j’étais passé par Ravenne, où j’avais vu sa tombe. Je vivais alors une histoire d’amour particulièrement intense, et par conséquent le foudroiement italien et le coup de foudre personnel se sont conjugués, puisqu’après je suis allé habiter à Venise. Mais Florence m’a complètement retourné. […] Ça s’est concrétisé par le premier texte que j’ai écrit, en 1965, intitulé Dante et la traversée de l’écriture et qui sera reproduit dans la revue Tel Quel. Treize siècles après Virgile, Dante en a fait son guide ; il m’en a fallu sept pour faire de Dante le mien ».
L’impact du signifiant
Entretien du Paese sera avec Jacqueline Risset [3]. Elle parle d’abord de ce qu’elle voyait comme difficulté à traduire la Divine Comédie.
Le Paese sera : « Face à ces problèmes, pourquoi avoir choisi de tenter une nouvelle traduction ? »
J. Risset : « Ma traduction est née d’un processus étrange. Pendant que je travaillais à mon essai [4], je me suis aperçue que j’écrivais des poèmes autrement, plus simples, plus narratifs, d’un rythme plus rapide, et qui m’impliquaient davantage en tant que sujet ».
Comme conséquence, elle traduit. Ses réflexions nous dévoilent, à la fois, un peu de l’art poétique de Dante et de son impact sur la traductrice.
« L’énergie d’ouverture. Ce que Lacan appelle l’“anticipation du signifiant” – ce qui fait qu’une phrase interrompue avant le terme significatif crée néanmoins et impose un sens (“sens d’autant plus oppressant qu’il suffit à se faire attendre” [J. L.]). […] C’est par là, avant le nom, qu’il faut creuser pour surprendre l’instant de l’énergie de l’énonciation, ce qui s’y passe, comment elle circule, se pose ici et là, drôle d’oiseau, jamais là où on croit [5]».
« Or ce problème de l’expression de l’interruption entraîne, bien évidemment, une série de problèmes de traduction. Il s’agit, en fait, de traduire le Paradis disharmonique ». Ce paradis « est en réalité dans la langue, dans la version de Dante, extrêmement heurté, plein de néologismes, d’engendrements lexicaux inattendus, de ruptures syntaxiques quasi intolérables ; et tous ces éléments indiquent la direction dans laquelle Dante se place : celle de la limite de l’expression, de l’expression-limite [6]».
Ça ne vous fait pas penser à Joyce, dans un contexte bien différent, mais où il est toujours question de langue, et même d’invention de langue ?
Selon Dante « c’est la langue poétique qui est chargée d’inventer la langue ; et c’est exactement ce qu’il fait lui-même pour la langue italienne avec la Comédie [7]».
Paradis caché
Les Dames de Dante et de Joyce sont des êtres de papier, mais la poésie peut toucher à un réel. Deux remarques extraites d’un texte de P. Sollers intitulé « Paradis caché », disponible sur internet, peuvent nous mettre sur la voie.
« Béatrice, comme son nom même l’indique, est une splendide métaphore de la puissance érotique de la poésie. C’est l’amour sous la forme non pas éthérée (comme on veut le croire), mais brûlante. Il s’agit, dit Dante, de « transhumaner » (trasumanar). Nous sommes humains, trop humains, il faut aller plus loin, avec des yeux de soleil tout en comprenant ce qui arrive. Bref, l’absolutisation du bonheur consiste à changer de corps au fur et à mesure que le désir et la connaissance augmentent. C’est vertigineux ? Eh oui ».
Et puis une remarque qui sent le soufre :
« Et voici un amphithéâtre, une rose immense, diaprée de pétales sans nombre. Le Paradis est multiple tout en restant unique en un point. La reine de cette rose est la Vierge Marie, dont saint Bernard, au chant 33, prononce l’éloge : « Vierge mère, fille de ton fils / Terme fixe d’un éternel dessein ». Oui, vous l’avez bien lu : une mère est devenue la fille de son fils, le Paradis est, à mots couverts, une apologie de l’inceste. Un homme, sur terre, peut-il devenir le père de sa mère ? Ça se saurait. Début de la Comédie, fin de la Tragédie. Comédie veut dire fin heureuse, le contraire du cinéma courant, quoi. »
Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse [8]: la structure de l’amour courtois
Béatrice, la Dame inaccessible proche de l’amour courtois – celle de la Vita Nuova – devenue la Dame de l’amour mystique – de la Divine Comédie ; et Marie, fille de son fils, dans le dit de saint Bernard, un dit incestueux selon P. Sollers. Suivons pas à pas l’élucidation que Lacan nous présente dans L’éthique de la psychanalyse.
Bien que Dante (1265-1321) soit l’un des plus importants poètes qui ont théorisé, développé et enrichi le Dolce Stil Novo, tendance littéraire de son époque – dont la Vita Nuova, composée entre 1292 et 1294, porte témoignage – Lacan parle de Dante comme s’il se situait pleinement dans le courant de l’amour courtois. Or l’amour courtois, en littérature, est dit aller tout au plus du début du XIe au début du XIIIe siècle. Avant Dante donc. Pourtant, ceci devient plus compréhensible quand on saisit que ce qui intéresse Lacan dans L’éthique de la psychanalyse, c’est la structure. Dans la structure, les différences risquent de s’estomper. Et c’est vrai que la poétique du Dolce Stil Novo garde des traits présents dans les chansons de l’amour courtois et dans les romans courtois. Nous allons donc voir ce que Lacan dit sur la structure de l’amour courtois. Et, dans le même mouvement, nous allons extraire du texte de L’éthique de la psychanalyse ce qui pourrait nous amener à saisir à quoi correspond La Femme chez Dante.
L’éthique de la psychanalyse, chapitre XI, « L’amour courtois en anamorphose » :
« Ce qui nous intéresse du point de vue de la structure, c’est qu’une activité de création poétique ait pu exercer une influence déterminante – secondairement, dans ses suites historiques – sur les mœurs, à un moment où l’origine et les maîtres mots de l’affaire ont été oubliés. Mais nous ne pouvons juger de la fonction de cette création sublimée que dans des repères de structure.
L’objet, nommément ici l’objet féminin, s’introduit par la porte très singulière de la privation, de l’inaccessibilité. […]
Il n’y a pas possibilité de chanter la Dame, dans sa position poétique, sans le présupposé d’une barrière qui l’entoure et l’isole.
D’autre part, cet objet, la Domnei comme on l’appelle, mais elle est fréquemment invoquée en terme masculinisé – Mi Dom, c’est-à-dire mon seigneur –, cette Dame donc se présente avec des caractères dépersonnalisés, si bien que des auteurs ont pu remarquer que tous semblent s’adresser à la même personne. [9]»
Et, plus loin, on arrive à Dante :
« Dans ce champ poétique, l’objet féminin est vidé de toute substance réelle. C’est cela qui rend si facile dans la suite à un tel poète métaphysique, à un Dante par exemple, de prendre une personne dont on sait qu’elle a bel et bien existé – à savoir la petite Béatrice qu’il avait énamourée quand elle avait neuf ans, et qui est restée au centre de sa chanson depuis la Vita Nuova jusqu’à la Divine Comédie – et de la faire équivaloir à la philosophie, voire au dernier terme à la science sacrée, et de lui lancer appel en des termes d’autant plus proches du sensuel que ladite personne est plus proche de l’allégorique. On ne parle jamais tant en termes d’amour les plus crus que quand la personne est transformée en une fonction symbolique.
Nous voyons ici fonctionner à l’état pur le ressort de la place qu’occupe la visée tendancielle dans la sublimation, c’est à savoir que ce que demande l’homme, ce qu’il ne peut faire que demander, c’est d’être privé de quelque chose de réel. Cette place, tel d’entre vous, me parlant de ce que j’essaie de vous montrer dans das Ding, l’appelait, d’une façon que je trouve assez jolie, la vacuole. [10]»
Nous y sommes.
Das Ding
Das Ding, c’est la Chose.
Lacan a extrait cette notion de l’Entwurf de Freud et de l’article Die Verneinung, « la Dénégation », également de Freud. Il nous le rappelle à la page 58 du Séminaire VII. Dans la même page, il attire notre attention sur le fait que Sache (chose) et Wort (mot) « sont donc étroitement liés, font un couple. Das Ding se situe ailleurs ».
Ça ne nous fait pas penser, d’une part, au couple S1-S2 et, d’autre part, au S1 tout-seul ?
« Ce qu’il y a dans das Ding, c’est le secret véritable. [11]»
Quelques passages de L’éthique de la psychanalyse nous feront approcher de quoi il s’agit. Suivez le fil de détermination de la Chose [12].
Écriture – Inconscient : « Dans la lettre 52, la Wahrnehmung, c’est-à-dire l’impression du monde extérieur comme brute, originelle, primitive, est hors du champ qui correspond à une expérience notable, c’est-à-dire effectivement inscrite dans quelque chose dont il est tout à fait frappant qu’à l’origine de sa pensée, Freud l’exprime comme une Niederschrift, quelque chose qui se propose donc, non pas simplement en termes de Prägung et d’impression, mais dans le sens de quelque chose qui fait signe, et qui est de l’ordre de l’écriture – ce n’est pas moi qui lui ait fait choisir ce terme.
La première Niederschrift se produit à un certain âge que sa première approximation lui fait placer avant quatre ans, peu importe. Plus tard, jusqu’à l’âge de huit ans, une autre Niederschrift, plus organisée, organisée en fonction de souvenirs, nous paraîtra constituer plus spécialement un inconscient. [13]»
Extimité : « Le Ding est l’élément qui est à l’origine isolé par le sujet, dans son expérience du Nebenmensch, comme étant de sa nature étranger, Fremde. [14]»
L’Autre absolu du sujet : « Le monde freudien, c’est-à-dire celui de notre expérience, comporte que c’est cet objet, das Ding, en tant qu’Autre absolu du sujet, qu’il s’agit de retrouver. On le retrouve tout au plus comme regret. Ce n’est pas lui que l’on retrouve, mais ses coordonnées de plaisir. [15]»
Hors-signifié : « Das Ding est originellement ce que nous appellerons le hors-signifié. C’est en fonction de cet hors-signifié, et d’un rapport pathétique à lui, que le sujet conserve sa distance, et se constitue dans un mode de rapport, d’affect primaire, antérieur à tout refoulement. Toute la première articulation de l’Entwurf se fait là autour. [16]»
Objet perdu : « Aussi bien cet objet, puisqu’il s’agit de le retrouver, nous le qualifions d’objet perdu. Mais cet objet n’a en somme jamais été perdu, quoi qu’il s’agisse essentiellement de le retrouver. [17]»
Objet de l’inceste : « Eh bien, le pas fait, au niveau du principe de plaisir, par Freud, est de nous montrer qu’il n’y a pas de Souverain Bien – que le Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien. Tel est le fondement, renversé chez Freud, de la loi morale. [18]»
Das Ding, c’est le Réel.
Joyce et Dante
Dante est une espèce de soubassement de l’œuvre de Joyce. Joyce l’appelait « Father Dante », Père Dante. Joyce s’est intéressé au « père » de la langue italienne et réfléchissait à une langue paternelle (father-tongue). Une technique très employée par Joyce, celle de la « distorsion » vient de Dante, bien que Joyce affirme l’utiliser avec un traitement du langage personnel. Paraît-il, Joyce aurait dit : « Puisse Père Dante me pardonner, mais j’ai démarré cette technique de déformation pour parfaire une harmonie qui vaincrait notre intelligence, comme fait la musique. [19]»
Séminaire XXIII, Le sinthome [20] : La femme
« Pour Joyce, il n’y a qu’une femme. Elle est toujours sur le même modèle, et il ne s’en gante qu’avec la plus vive des répugnances. Il est sensible que ce n’est que par la plus grande des dépréciations qu’il fait de Nora une femme élue. Non seulement il faut qu’elle lui aille comme un gant, mais il faut qu’elle le serre comme un gant. Elle ne sert absolument à rien. [21]»
Une interprétation
« Non une femme pour Joyce, mais La Femme, Nora Barnacle, dont la peau procurait à Joyce une enveloppe pour son corps. Lacan a dit que “ elle ne servait absolument à rien ” et qu’il l’avait choisie “ en raison de la plus grande des dépréciations ”. Ce sont des affirmations apparemment contradictoires, sauf si vous considérez que Joyce avait un besoin absolu de Nora, non comme une femme ni comme un symptôme qui pourrait provoquer un événement de jouissance en lui. Nous pouvons plutôt dire que c’est la dépréciation envers une femme qui serait le symptôme d’un autre corps. [22]»
Joyce le Symptôme est son propre symptôme.
Nous pouvons avancer que Nora et Béatrice occupent la place de Das Ding.
Texte de l’exposé du 7 janvier 2022, présenté au séminaire d’étude de l’ACF en MC, écourté et remanié par Maria Lúcia Martin à des fins de publication.
Dans la conversation, nous avons évoqué le partenaire-symptôme. À ce sujet :
Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, notamment la Partie III.
Miller J.-A., « L’autre satisfaction I et II », Quarto, n° 123, La réson du rêve, novembre 2019.
Lacaze-Paul C., « Au voisinage de la Chose : la douleur, l’angoisse ou le deuil », Hebdo-Blog, no 77, 3 juillet 2016. Disponible sur internet.
Références
1 | Sollers P., « Dante est mon guide comme Virgile était le sien », Pileface, blog de P. Sollers. |
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2 | Publié en mars 2021. |
3 | Risset J., « Quelle fatigue de traduire Dante ! », Entretien avec E. Mondello, Paese sera, le 29 avril 1983, 33 écrits sur Dante, Caen, Nous, 2021, p. 28-31. |
4 | Risset J., Dante écrivain ou l’intelletto d’amore, Paris, Seuil, 1982. |
5 | Risset J., « Jeu, poésie, Dante », 33 écrits sur Dante, Caen, Nous éditions, 2021, p. 21. |
6 | « Naissance de la traduction », Ibid., p. 46. |
7 | Ibid., p. 48. |
8 | Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986. |
9 | Ibid., p. 178-179. |
10 | Ibid., p. 179. |
11 | Ibid., p. 58. |
12 | « Introduction de la Chose », chapitres IV et V, Ibid. |
13 | Ibid., p. 63. |
14 | Ibid.,p. 64-65. |
15 | Ibid., p. 65. |
16 | Ibid., p. 67-68. |
17 | Ibid., p. 72. |
18 | Ibid., p. 85. |
19 | Boldrini L., « Joyce, Dante and the Poetics of Literary Relations », Cambridge University Press, 2001. Chercher dans l’index la rubrique father et à l’intérieur de la rubrique « Dante as father » et «father tongue ». Traduction de l’extrait cité par M. L. Martin. |
20 | Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil, 2005. |
21 | Ibid., p. 84. |
22 | Traduction par M. L. Martin d’un extrait du texte de Rick Loose présenté à l’ICLO-NLS (AMP), société irlandaise de la NLS-New Lacanian School, à la rentrée 2021. Publié par Lacanian Review Online, LRO 315, 20th Oct 2021. |