« la femme », « la Femme », « La femme »

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« la femme », « la Femme », « La femme »

J’ai repéré nombre d’occurrences dans le Séminaire de Lacan jusqu’à me poser la question du lien entre « La femme n’existe pas » et il n’y a pas de rapport sexuel. J’ai donc suivi pas à pas, ce trajet qui va du Séminaire XIV, « La logique du fantasme [1]» au Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant [2].

J’ai relevé trois formulations de Lacan avec ces trois écritures :

1°) « où est la femme » dans « La logique du fantasme [3]» ;

2°) « la Femme, on ne sait pas ce que c’est » dans le Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre [4];

3°) « La femme n’existe pas » dans le Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant [5].

Giuseppe Falchi nous a rappelé l’accueil fait à « La femme n’existe pas » en Italie, qui nous avertit de combien cela touche à notre je n’en veux rien savoir comme à celui toujours croissant, de notre époque. D’ailleurs, n’est-ce pas avec son propre je n’en veux rien savoir [6] que Lacan ouvrait son XXe Séminaire consacré à la jouissance féminine ? Un je n’en veux rien savoir qui tenait moins au refoulement qu’à la confrontation à un réel dont le désir du psychanalyste Lacan « une force qui va [7]», – a frayé la voie avec la détermination qu’il reconnaissait à Freud interprétant son rêve dit de « l’injection faite à Irma » – « c’est un dur [8]» disait-il à l’occasion. Devant l’abîme de la gorge d’Irma, il ne se réveilla pas et poursuivit le travail de l’inconscient. Le désir de Lacan que la série des publications des Presses Psychanalytiques de Paris transmettent de la plus belle façon, il nous donne un point d’appui précieux en ces temps difficiles pour la psychanalyse.

Donc, quel fut le cheminement de Lacan avec cette variation sur ces trois écritures jusqu’à énoncer « La femme n’existe pas », le fonder et en tirer les conséquences ?

I – « où est la femme » dans le Séminaire « La logique du fantasme »

1°) pas de rapport sexuel

Dans ce XIVe Séminaire, Lacan déploie La logique du fantasme, liée à la question de la subjectivation du sexe dont il arrivera à dire le 26 avril 1967 : « La subjectivation du sexe n’enfante rien, si ce n’est le malheur[9]», laissant ce déchet de l’objet qui cause le fantasme.

C’est avec d’une part, de longues démonstrations logiques, notamment la mathématique de la relation harmonique, d’autre part la phénoménologie de la relation sexuelle, que Lacan démontre l’impossible du rapport sexuel. À l’endroit du sexuel, il y a autre chose que la satisfaction pulsionnelle qu’on pourrait supposer avec les postfreudiens et les discours scientistes qui rêvent d’un bonheur d’assomption génitale qui viendrait clore la série des étapes de la pulsion et en finir avec les énigmes de la sexualité. Il n’est pas non plus indifférent que ce Séminaire soit contemporain du projet de loi sur la légalisation de la contraception, porté par Lucien Neuwirth [10], adoptée en décembre. On a du mal aujourd’hui à se représenter quel évènement ce fut !

À l’endroit du sexuel, il y a autre chose qui inclut une part de jouissance [11]. La phénoménologie de la détumescence fait apparaître que celle-ci met un terme, une limite à la jouissance. À ce titre, elle relève du principe de plaisir. De plus, « chacun sait que s’il y a quelque chose qui est présent dans la relation sexuelle, c’est l’idéal de la jouissance de l’autre ». Or, « rien n’est plus précaire que cet entrecroisement des jouissances » où apparaît « l’hétérogénéité radicale de la jouissance mâle et de la jouissance femelle [12]» car les deux jouissances se distribuent de façon différente par rapport au phallus. Nous sommes dans les références classiques de Lacan quant à la répartition des sexes par rapport au phallus : ou l’être, ou l’avoir, ce qui inclut la castration. Tel est le fondement de la sexualité, il n’en variera pas mais en affinera les tenants et les aboutissants. Et le 12 avril 67, il assène : « c’est bien parce qu’il y a de la sexualité qu’il n’y a pas d’acte sexuel ». Il paraît donc logique qu’on veuille éradiquer la sexualité avec la féminité en les rabattant sur le biologique, ce que soulignait Éric Zuliani [13] dans sa conférence. Ainsi, d’avoir rapport au phallus, la femme se trouve aussi bien côté homme comme hommelle avec la mascarade par laquelle elle se fait objet phallique.

2°) Cherchez la femme

Alors quid du sujet féminin ? « où est la femme dans la dimension du sujet ? » interroge Lacan [14]. C’est un problème puisque le sujet relève strictement de sa représentation par un signifiant auprès d’un autre signifiant et que la sexualité n’est abordable que dans la rencontre des corps où s’introduit cette part de jouissance à partir de laquelle se distinguent jouissance féminine et jouissance masculine. Ce qui se passe alors ne se passe pas au niveau de l’articulation signifiante mais au niveau de la rencontre des corps. C’est ici et pas ailleurs que se pose la question de la femme, car la phénoménologie de la détumescence comme négativation ne permet de rendre compte que de ce qui se passe côté homme. Elle ne nous apprend rien de ce qu’il en est côté femme. Il y a donc une jouissance au-delà et Lacan dit clairement : « le sujet femme n’est pas facile à articuler […] il y a de la femme quelque part, mais elle n’est pas facile à trouver [15]» car bien qu’elle ait rapport au phallus, il y a une forme de négativation qui ne la concerne pas, ce qui pousse à envisager une jouissance autre que phallique.

Lacan atteint ici la limite de la référence à la phénoménologie de la relation sexuelle. Au bout du compte, celle-ci ne témoigne que d’une chose : elle est le lieu d’un « trou, un vide, une béance » à partir de quoi « se pose la possibilité de la conjonction d’Eros et de Thanatos [16]». Ainsi, ce que dégage Lacan, c’est que contrairement à ce qu’on pourrait espérer, la conjonction sexuelle ne produit pas une conjonction des sexes, mais celle de la sensualité d’Eros avec le risque de Thanatos.

De ce fait, c’est le côté homme qui devient problématique car avec « cette sorte de négativation portée sur la jouissance que l’organe de la copulation en tant que c’est celui qui définit le présumé mâle […] surgit l’idée (Lacan le souligne : « c’est une idée, c’est subjectif ») d’une jouissance de l’objet féminin [17]». Or c’est une impasse : « la jouissance féminine elle-même ne peut que passer par le même repère [18]», repère phallique. Or, s’en tenir au phallus et à la castration ne permet pas d’éclairer la question de la jouissance féminine.

Car, si l’homme et la femme se rencontrent, c’est autour du trou, de la béance du complexe de castration, mais dans un rapport inversé. Pour l’heure, dit Lacan dans cette séance de Séminaire, il va falloir se contenter de ça pour nous orienter quant à la jouissance féminine dans la mesure où un renversement est déjà une orientation.

Notons encore ici que le complexe de castration ne se réduit plus au rapport au manque (symbolique) qui définit les positions d’être ou d’avoir, même s’il garde toute sa validité. Il relève aussi d’un impossible, d’un il n’y a pas, un réel donc.

3°) La question de l’acte

La façon dont Lacan a déplié l’impossible du rapport sexuel et dont il a parlé de la relation sexuelle, implique évidemment que d’acte sexuel il ne peut y avoir non plus. C’est aussi bien prendre acte que l’union sexuelle ne fait pas Un : le corps y fait obstacle, à la différence des signifiants qui distribuent les rôles d’homme et de femme. Non seulement ça ne fait pas Un, mais ça produit un reste, a, qui donne au sujet la substance que ne lui donne pas l’articulation signifiante, ce que Lacan écrit $<>a, écriture du fantasme par quoi peuvent se nouer les deux registres hétérogènes du signifiant et de la jouissance.

Conséquences :

Le corps lui-même devient le lieu de l’Autre « en tant que c’est là que d’origine s’inscrit la marque en tant que signifiant [19]», et « L’Autre, c’est l’ensemble des corps [20]», c’est le social, voire, le politique.

Quant à l’acte sexuel, il ne serait possible que s’il était « acte où le sujet se fonde comme sexué [21]», c’est à dire « aboutir à l’essence pure du mâle ou du femelle ». Or, dans cet « acte » sexuel, homme et femme sont réunis « dans quelque chose que je nomme comme étant la jouissance », dit Lacan, en tant qu’il ne s’agit pas de « jouir de » mais de « jouir », jouir tout court, c’est-à-dire « pure jouissance [22]». Autant dire une jouissance impossible à négativer à la différence du « jouir de – ». Donc, il n’y a pas le rapport sexuel, il n’y a pas l’acte sexuel, il y a la jouissance.

Comment dès lors, dans la cure, manier la jouissance à partir du sujet qui, lui, relève du signifiant, les deux étant radicalement hétérogènes ? interroge maintenant Lacan. Il y a là un paradoxe qui ouvre un problème qui va l’occuper pendant les années à venir : comment nouer autrement que dans le fantasme ces deux registres ?

Prendre en compte ces considérations le porte au problème crucial de l’intervention du psychanalyste, et du lieu d’où il peut intervenir. Ce sera la question de la dernière séance du Séminaire où il reprend celle qu’il a posée en mars : quel acte qui fasse coupure pour rompre l’aliénation de jouissance ? Il consacrera l’année suivante à l’acte psychanalytique.

4°) La passe et l’acte psychanalytique

Entre la dernière séance de « La logique du fantasme » et la première de « L’acte psychanalytique », entre les 21 juin et 15 novembre 1967, Lacan rédige sa « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École [23]» qu’il a créée il y a trois ans pour ramener « la praxis originale » que Freud « a instituée sous le nom de psychanalyse dans le devoir qui lui revient en notre monde. [24]» La Proposition ajoute à l’« Acte de fondation » qu’« il va s’agir de structures assurées dans la psychanalyse et de garantir leur effectuation chez le psychanalyste [25]» : la destitution du fantasme et du sujet à partir de l’opération sur a qui tient à la jouissance. C’est bien sûr un point de je n’en veux rien savoir qui va faire des vagues dans son École, ce qu’il anticipe en déclarant : « nous n’avons de choix qu’entre affronter la vérité ou ridiculiser notre savoir. [26]» Tel est l’enjeu du « passage du psychanalysant au psychanalyste » fondé sur un au-delà de l’être que le fantasme confère au sujet. Reste à en élaborer les enjeux dans un travail d’École, c’est ce que Lacan propose avec le premier dispositif de la passe, et il démarre son Séminaire sur l’acte psychanalytique où il va en déplier les points de difficulté et les paradoxes comme les exigences.

Si je prends le temps de détailler cette période pour ce thème de travail, c’est qu’il s’agit de rien de moins pour Lacan que de franchir le point d’impasse qu’a relevé Freud dans les cures, trente ans plus tôt, en 1937 : roc de la castration et refus de la féminité. Ce que Freud proposait d’ailleurs d’« insérer […] dans notre corps de doctrine théorique » car il « ne peut avoir la même place dans les deux sexes [27]». On peut dire que Lacan s’empare de cette recommandation et l’intègre à la doctrine. Pour l’heure, il s’agit de faire passer a de produit, de reste de l’opération signifiante à la position de cause du désir et d’agent dans le discours psychanalytique. C’est l’os de la « fin de partie [28]», dit-il dans sa Proposition. C’est qu’un réel est en jeu au-delà du symbolique, du sens et de l’être, c’est le « désêtre » qui prévaut. Et ça, c’est bien un os !

II – « la Femme, on ne sait pas ce que c’est » dans le Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre.

Cette période témoigne d’un grand bouleversement dans l’élaboration de Lacan : il lui faut d’abord repenser l’Autre devenu « un Autre » dans le titre du Séminaire XVI de 1968-1969, D’un Autre à l’autre. Il le repense en termes de topologie, ni comme 1, ni comme Un [29] mais comme troué par la vacuole de jouissance qui lui donne un statut d’en-forme de a [30]. Ce qui conduit Lacan à toute une série de questions : quid désormais de la représentation du sujet par un autre signifiant ? Quid de la sexualité qui n’attend bien sûr pas la rencontre sexuelle à strictement parler comme en témoigne la sexualité infantile ? La jouissance relevant du corps et n’étant point négativable, elle est foncièrement auto-érotique [31] – le corps « se jouit » dira-t-il plus tard – quid alors de « la fonction dite du phallus [32]» ? etc.

Quant à ce qui était jusque-là « la femme », nom commun, la voici dotée de la majuscule que lui confère la valeur de « jouissance comme absolu [33]», de « pure jouissance » lisions-nous tout à l’heure, valeur d’absolu que lui attribue la sublimation pour l’atteindre, tel l’amour courtois [34]. Mais c’est un échec car il n’y a pas de représentant de la représentation, pas de signifiant pour dire le sexuel [35]. D’ailleurs, on peut dire que ce manque de signifiant justifie le fait que n’importe lequel peut prendre sens sexuel, même le plus innocent des émojis [36]… Pas de signifiant pour dire le sexuel et donc, « la Femme, on ne sait pas ce que c’est » et c’est pourquoi « il n’y a pas de rapport sexuel [37]». Moyennant quoi, depuis la préhistoire, chaque époque en a donné une représentation différente – « à chaque époque son représentant [38]», ce qui rend tout à fait important de repérer quel(s) en serai(en)t le(s) représentant(s) dans notre époque.

Cette mise en valeur tout à fait singulière de jouissance comme un absolu

1°) lui vaut son exclusion [39], d’abord par le sujet lui-même, qu’il soit homme ou femme, ou autre. Lacan tentera même d’écrire le grand Autre avec un H majuscule, l’Hautre, le H de « haine », dans le Séminaire XIX [40], un Autre radicalement étranger. Dans son dernier Séminaire, il proposera ce néologisme « Hétérité [41]», forgé sur le préfixe héter. Il est plus radical que « altérité » forgé sur le préfixe alter. Si l’un et l’autre désignent bien une dimension autre, héter (issu du grec) indique une différence de forme, de nature, de provenance, et porte l’idée de dissemblable, d’inégalité, de disparate. De son côté, alter (issu du latin), porte l’idée de changement et d’opposition sur un mode binaire [42]. Avec Lacan, nous ne nous situons donc pas du côté du binaire, mais du disparate [43].

2°) de cette jouissance, une femme s’en trouve singulièrement divisée entre sa position de sujet lié à a, et un statut d’Autre tout en éprouvant cette autre jouissance, d’où cette nouvelle question que pose Lacan : quel est le rapport de la femme (nom commun) à son autre jouissance ?

3°) et pour l’homme, qu’en est-il ? « Après soixante-dix ans de psychanalyse, [ironise-t-il,] on n’ait encore rien formulé sur ce que c’est l’homme,[…] le sexe [mâle, sauf] qu’il est châtré [44]».

4°) c’est aussi une question éthique que souligne J.-A. Miller dans son « Aide au lecteur », en témoignent aussi les références fréquentes de Lacan au SéminaireVII. Il fait aussi de « l’évènement Freud » un événement éthique.

III – « La femme n’existe pas » dans le Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant.

On est toujours dans ce mouvement induit par le renversement de a passé du produit à la cause, qui permet à Lacan de construire la structure de discours tout au long du Séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse. Il l’a construite avec les petites lettres qui tournent autour du trou du pas-de-rapport-sexuel, autour de l’impossible qu’on habille de l’interdit ou de l’impuissance, et qui est aussi bien au cœur du symptôme. Cependant, à l’ouverture du Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, il revient sur son titre de l’année précédente : « Le discours du maître n’est pas l’envers de la psychanalyse, il est où se démontre la torsion propre […] du discours de la psychanalyse [45]». Il fait alors référence à la topologie de la bande de Moebius.

Pour ce qui nous occupe aujourd’hui, il va opérer plusieurs « torsions » au fil de sa récapitulation de ce qu’il a avancé jusque-là. C’est un nouveau virage que Lacan effectue dans ce Séminaire en prenant appui sur le texte de Freud de 1925 « La négation ((Op. cit., p. 19.))» pour ajouter à la question sexuelle posée en termes être/avoir, celle de l’existence[46].

C’est d’abord au grand mythe freudien de l’Œdipe qu’il fait subir une torsion pour toucher au réel au-delà du Nom-du-Père : « Le mythe d’Œdipe, qui ne voit qu’il est nécessaire à désigner le réel […] ? Ou plus exactement […] c’est que le réel, à proprement parler, s’incarne de quoi ? de la jouissance sexuelle, comme quoi ? comme impossible, puisque ce que l’Œdipe désigne, c’est l’être mythique dont […] sa jouissance à lui, serait celle de quoi ? de toutes les femmes [47]». En fait, il télescope le mythe d’Œdipe avec celui de Totem et tabou qui suppose un père primordial qui aurait possédé toutes les femmes.

Lacan saisit cet énoncé « toutes les femmes » pour opérer deux torsions logiques avec l’écriture de la barre de la négation, ce que reprend É. Laurent dans la Cause du Désir 108 [48] : il applique d’abord la logique de Pierce au mythe freudien. Il aboutit au fait que « ce que désigne le mythe de la jouissance de toutes les femmes, c’est que le toutes les femmes, il n’y en a pas. Il n’y a pas d’universel de la femme. Voilà ce que pose un questionnement du phallus, et non du rapport sexuel [49]». Donc, ce n’est pas à partir du pas-de-rapport sexuel – comme le « il n’y a pas » m’avait poussée à les rapprocher de façon un peu rapide – que Lacan peut écrire qu’il n’y a pas d’universel de la femme, mais à partir du phallus. Cela tient, dit-il, au fait que le phallus est un instrument qui divise le corps. Il n’y a pas conjonction directe des corps. Celle-ci est médiée par le phallus, ce qui a un effet de « division du corps », que « l’usage d’un instrument quel qu’il soit, rend nécessaire [50]». Il qualifie ça de « rupture de synergie » – de disruption, dirait-on aujourd’hui ? Bref, c’est d’abord à partir de la référence au phallus comme référence universelle que Lacan peut fonder que « La femme n’existe pas [51]».

Mais ça ne suffit pas : la référence à l’universel ne rend pas compte de cette singularité de jouissance. Quid de cette énigmatique singularité féminine qui échappe à l’universel ?

Une autre torsion logique s’impose pour situer cette question d’existence avec la logique d’Aristote transposée dans la logique mathématique des quanteurs [52]. Lacan fait jouer autrement la barre de la négation. Ce qu’il recherche, c’est de passer de l’universel à l’existentiel [53], au particulier. Ainsi, il fait un pas de plus : non seulement il peut écrire qu’il n’y a pas toutes les femmes (universel), il peut écrire aussi il « n’y a pas de toute femme [54]» (existence).

En conséquence, la question féminine est désormais à reprendre non pas à partir de l’universel, mais à partir de l’existence de « toute femme » qui n’existe pas [55], mais pas sans le phallus. Ainsi le dira-t-il encore dans son dernier Séminaire en 1980 : « Contrairement à ce qui se dit, de la jouissance phallique, « la » femme, si j’ose dire puisqu’elle n’existe pas, n’en est pas privée [56]».

On peut noter ici que tout comme Freud n’a pas cédé sur la valeur structurante du phallus aussi côté femme, Lacan ne cède pas sur la logique pour cerner ce qu’il en est de la jouissance féminine. Freud a récusé l’argument des psychanalystes-femmes sur l’éprouvé à l’endroit des organes génitaux. Lacan précise à son tour dans le Séminaire XX que « l’être sexué de ces femmes pas-toutes ne passe pas par le corps, mais par ce qui résulte d’une exigence logique dans la parole » car le langage « est hors des corps qui en sont agités [57]».

Par contre, alors que Freud demandait aux analystes femmes de dire quelque chose de ce qui se présentait pour lui comme l’énigme du « continent noir », la démarche de Lacan est inverse : il ne part pas de ce qui devrait se dire, mais de ce qui ne se dit pas, le considérant comme impossible, usant de la logique pour situer cet impossible. La femme n’existe pas, mais sans oublier que « ce n’est pas parce qu’elle n’est pas-toute dans la fonction phallique qu’elle y est pas du tout. Elle y est pas pas du tout. Elle y est à plein. Mais il y a quelque chose en plus », une jouissance du corps « au-delà du phallus » dont « elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve – ça elle le sait [58]». Or, la seule façon d’aborder ce qui ne peut se dire est la voie logique car il n’y a que l’écriture pour la situer.


L’écriture est à entendre ici comme « trace où se lit un effet de langage [59]». Pour autant, « rien de ce que je pourrais au tableau vous écrire des formules générales […les formules de la sexuation…] rien ne tiendra de tout ça si je ne le soutiens pas d’un dire qui est celui de la langue [60]». L’écriture nécessite l’usage du trait, de la ligne, de la boucle qui trace un dessus-dessous qui nous fait entrer dans le domaine des dimensions – dit-mension [61], dira-t-il aussi. L’écriture implique une topologie. La topologie des nœuds devient alors un outil privilégié pour cerner ce que la logique a situé à sa limite. Dans la 1ère séance du Séminaire XX, ne disait-il pas que « dans cet espace de la jouissance […] en parler, c’est une topologie [62]» ?

Nouvelles perspectives

Ce qui s’éprouve sans pouvoir se dire problématise à nouveau la question du corps qui n’est plus seulement pris en référence à l’image et/ou à la surface où s’inscrivent les signifiants saisissables dans la structure de langage. Il est aussi et d’abord le lieu où ça s’éprouve et d’où ça parle – « corps parlant [63]». Le corps est toujours de l’imaginaire, mais pas sans toucher au réel. Comment en rendre compte ? C’est le lieu où le signifiant a effet de jouissance. Alors, quel signifiant ?

De toujours, Lacan a tressé plusieurs fils en même temps dans son Séminaire. En l’occurrence, pendant sa construction logique des mathèmes de la sexuation dans le Séminaire XIX, … ou pire, il assénait « Y a d’l’Un ». Ce signifiant Un est à distinguer, expliquait-il, de la valeur différentielle des signifiants qui constituent, un à un, la chaîne signifiante et qui sont ordonnés par la structure de langage. C’est un Un qui porte « à son comble ce qu’il en est de l’existence, jusqu’à confiner [porter aux confins] l’existence comme telle en tant que surgissant du plus [..] fuyant dans l’énonçable [64]».

On ne peut pas ne pas avoir l’oreille chatouillée par une résonnance de ce « Y a d’l’Un » avec « y a de la sexualité », « y a de la femme », voire « y a du psychanalyste » de « L’acte psychanalytique [65]», car « Yad’l’Un [précise-t-il encore,] ne veut pas dire qu’il y a de l’individu [66]».

C’est donc quelque chose qui, du signifiant, surgit au-delà des registres du sens, de l’être et de la vérité, et qui touche au réel. « C’est un dire [67]» que Lacan saisit par la logique, puis la topologie. Le rond de ficelle, dit-il dans le Séminaire XX « est certainement la plus éminente représentation de l’Un, en ce sens qu’il n’enferme qu’un trou [68]». L’Un de signifiant n’est pas tel ou tel qui serait le premier et/ou le dernier mot. C’est ce qui, du signifiant, est au-delà du sens de comporter un trou d’existence, le trou du pas de rapport sexuel, de la castration, de La femme n’existe pas.

Ce trou, c’est la lettre qui permet de le border, dans ses deux acceptions, comme à lire, et comme ce qui s’écrit dans plusieurs dit-mensions.

C’est déjà un autre travail que Maria Lucia Martin a largement ouvert. Il s’agit déjà pour Lacan de dégager ce qui cesse – ou pas – de s’écrire – ou pas. C’est aussi le point où Lacan quitte Freud pour se soutenir de Joyce, comme nous l’a enseigné J.-A. Miller, ce qui est annoncé dès le début du Séminaire XX [69], pas sans lien avec la Postface du Séminaire XI [70] qu’il vient de rédiger pour le premier séminaire que J.-A. Miller le décide à publier.

Références

Références
1 Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », inédit.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », inédit, leçon du 24 mai 1967.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 226.
5 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 69 & 147.
6 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 9.
7 Miller J.-A., C. Alberti, Ornicar ? Lacan Redivivus, Paris, Navarin, 2021.
8 Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 186.
9 Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », inédit., leçon du 26 avril 1967.
10 https://www.gouvernement.fr/partage/9837-50e-anniversaire-du-vote-de-la-loi-neuwirth
11 Cf Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », inédit, leçon du 1er mars 1967.
12 Op. cit., leçon du 1er mars 1967.
13 Zuliani É, psychanalyste, vice-président de l’ECF, Visioconférence « La comédie des sexes », ACF en MC, le 9 octobre 2021.
14 Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », inédit, leçon du 24 mai 1967.
15 Op. cit., leçon du 24 mai 1967.
16 Op. cit., leçon du 24 mai 1967.
17 Op. cit., leçon du 24 mai 1967.
18 Op. cit., leçon du 24 mai 1967.
19 Op. cit., leçon du 30 mai 1967.
20 Op. cit., leçon du 30 mai 1967, p. 279.
21 Op. cit., leçon du 30 mai 1967, p. 274.
22 Op. cit., leçon du 30 mai 1967, p. 277.
23 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 243-259.
24 Lacan J., « Acte de fondation », op. cit., p. 229.
25 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967… », op. cit., p. 243.
26 Op. cit., p. 252.
27 Freud S., « Analyse avec fin et analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, TomeII, Paris, PUF, 1985, p. 266.
28 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967… », op. cit., p. 251.
29 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 311.
30 Cf. op.cit., p. 301.
31 Cf. op.cit., p. 321.
32 Op.cit., p. 319.
33 Op.cit., p. 212.
34 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986.
35 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 227.
36 https://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/attention-vos-emojis-peuvent-avoir-un-sens-cache_1927920.html
37 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 226.
38 Op. cit., p. 228.
39 Op. cit., p. 213.
40 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 99.
41 Lacan J., « L’Autre manque », Aux confins du séminaire, Navarin éditeur, coll La Divina, p. 51.
42 Dictionnaire historique de la langue française, le Robert.
43 Miller J.-A., « La disparate », Quarto,n° 57, p. 18-23.
44 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 398.
45 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 9.
46 Freud S., « La négation », Résultats, idées, problèmes, TomeII, Paris, PUF, p. 136-137 : « la tâche de la fonction intellectuelle de jugement [est] d’affirmer ou de nier des contenus de pensées ». La décision vient dans un second temps selon deux modalités : jugement d’attribution qui « doit prononcer qu’une propriété est ou n’est pas à une chose », et jugement d’existence qui « porte sur l’existence réelle d’une chose représentée », c’est-à-dire dans le monde extérieur.
47 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 33.
48 Cf. Laurent É., « L’interprétation : de l’écoute à l’écriture », La Cause du Désir, n° 108, p. 62.
49 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 69.
50 Op. cit., p. 70.
51 Op. cit., p. 69.
52 Op. cit., p. 110.
53 Op. cit., p. 141.
54 Op. cit., p. 143.
55 Op. cit., p. 147.
56 Lacan J., « L’Autre manque », Aux confins du séminaire, op. cit., p. 51.
57 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 15.
58 Op.cit., p. 69.
59 Op.cit., p. 110.
60 Op.cit.
61 Op.cit., p. 88 : « résidence du dit, de ce dit dont le savoir pose l’Autre comme lieu ».
62 Op.cit., p. 14.
63 Op.cit., p. 109 & 118.
64 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 135.
65 Lacan J., « L’acte psychanalytique », Autres écrits, op. cit., p. 378 & 379.
66 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 189.
67 Op.cit., p. 185.
68 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 115.
69 Cf. op. cit., p. 37.
70 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 251-254.

Michèle Astier

Psychanalyste, membre de l’ECF.