« La femme n’existe pas »

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Allons-y doucement, parce qu’avec ce thème nous risquons fort la fragmentation du sujet à traiter. Donc, commençons par l’immersion du sujet à traiter dans l’œuvre de Lacan. Puis, nous suivrons un fil pour pouvoir répondre à ma question – en fait, une question de départ. Dans la discussion, nous pourrons tirer un certain nombre de conséquences et même aller un peu au-delà de la question de départ pour pouvoir la cerner plus effectivement.

Ma question de départ était simple : Pourquoi Lacan dit qu’il n’y a pas le signifiant de la femme ? Et pourquoi cela ferait-il obstacle à une femme de dire sa jouissance ? Il n’y aurait vraiment pas une manière de contourner cet obstacle, cette « pierre au milieu du chemin », comme dirait le poète Carlos Drummond de Andrade [1].          

Préliminaires

Au départ, nous repérons que le thème de « la femme n’existe pas » est surtout traité dans les Séminaires XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant [2], XIX, …ou pire [3],  XX, Encore [4]; et pour ce qui concerne le dire, « L’étourdit [5]» est le texte de référence. Tous sont des textes du début des années 70.

Si nous prenons un point de vue, disons, continuiste, il nous sera utile de nous munir d’une des boussoles de J.-A. Miller, celle qui se trouve dans le volume El ultimísimo Lacan [6] (Le tout dernier Lacan), publié à Buenos Aires en 2014. Prenons la boussole « Périodes de l’enseignement de Lacan » :

I – période imaginaire : le stade du miroir.

II – période symbolique : contient 3 types de structure :

1) structure mathématique : où le signifiant se présente articulé.

2) structure linguistique : métaphore, métonymie ; graphe ;

structure signifiante (objet a).

3) structure logique : les quatre discours ; F(x), Grand phi (x), Il existe Ǝ x, Quel que soit/Pour tout ∀ x

III – période topologique : nœud borroméen, tore.

IV – TDE (Tout Dernier Enseignement) [7] : Séminaires XXIV [8] et XXV [9] – déconstruction du symbole ; contre-psychanalyse ; poésie ?

De ce point de vue, le Séminaire XX, Encore [10], si important pour traiter le thème des Grandes Assises Virtuelles Internationales de l’AMP [11], qui auront lieu en 2022, se situerait surtout dans la période symbolique, plus précisément, celle concernant la structure logique.

RSI et Le sinthome, Séminaires XXII [12] et XXIII [13], respectivement, appartiendraient à la période topologique.

L’Un

Mais nous pouvons nous guider par une autre boussole– toujours issue de la lecture de Lacan faite par J.-A. Miller, celle de l’opposition L’Autre x L’Un. J’ajoute : ici l’abord serait discontinuiste.

Si nous prenons la perspective de l’Autre, nous prendrons le parti du signifiant et du sens. C’est le domaine de la parole et du langage au service de la communication. Avec le sens, vous verrez apparaître l’Œdipe et la castration.

Si nous choisissons de prendre la perspective de l’Un – développée à partir du Séminaire XIX [14] –, nous ferons usage de la lettre, du signifiant qui touche le corps et, ce faisant, apporte la jouissance. La jouissance masculine et la jouissance féminine. En fait, la jouissance tout court, puisque « la jouissance en tant que telle », c’est la jouissance féminine [15]. Et là, c’est le domaine de l’écriture et du hors-sens de lalangue. Nous serons à cheval sur la structure logique de la période symbolique et sur la période topologique. Au bord du vide et du silence du réel.

La lettre

« La lettre, radicalement, est effet de discours », nous dit Lacan dans Encore [16]. Or, le discours, Lacan l’a défini comme le lien social, au Séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse [17] et, après, il n’a pas changé la définition. Voici un passage de Encore, limpide quant au rapport lettre-discours [18]. Je vous résume le début : Lacan affirme que des lettres de l’alphabet phénicien se trouvèrent sur de menues poteries égyptiennes bien avant les temps de la Phénicie. Elles servaient de marques de fabrique.

Lacan conclut : « Cela veut dire que c’est du marché, qui est typiquement un effet de discours, que d’abord est sortie la lettre ». Et plus loin : « N’importe quel effet de discours a ceci de bon qu’il est fait de la lettre ».

Cependant, chez Lacan, il y a plusieurs modalités de la lettre, toujours en rapport avec l’écriture :

  1. l’objet a – à remarquer que sa liaison avec le discours apparaît dans la combinatoire et la permutation des quatre discours (Séminaire XVII) [19].
  2. la lettre mathématique – mais à distinguer les mathèmes, inspirés par l’algèbre, de la lettre inspirée par la théorie des ensembles.
  3. la lettre littéraire ou poétique – comme dans Lituraterre, ou chez Duras ou Joyce.

Dans ce même chapitre III de Encore, Lacan se demande en quoi la lettre peut être du registre du discours analytique. Et il nous parle de Joyce. Je le cite :

« Joyce, je veux bien que ce ne soit pas lisible – ce n’est certainement pas traductible en chinois. Qu’est-ce qui se passe dans Joyce ? Le signifiant vient truffer le signifié. C’est du fait que les signifiants s‘emboîtent, se composent, se télescopent – lisez Finnegans Wake – que se produit quelque chose qui, comme signifié, peut paraître énigmatique, mais qui est bien ce qu’il y a de plus proche de ce que nous autres analystes, grâce au discours analytique, nous avons à lire – le lapsus. C’est au titre de lapsus que ça signifie quelque chose, c’est-à-dire que ça peut se lire d’une infinité de façons différentes. Mais c’est précisément pour ça que ça se lit mal, ou que ça se lit de travers, ou que ça ne se lit pas. Mais cette dimension du se lire, n’est-ce pas suffisant pour montrer que nous sommes dans le registre du discours analytique ?

Ce dont il s’agit dans le discours analytique, c’est toujours ceci – à ce qui s’énonce de signifiant vous donnez une autre lecture que ce qu’il signifie. [20]»

Avant de passer à la 2e partie de ce travail, là où je pense pouvoir présenter une réponse à la question que j’avais avancée, j’aimerais après cette citation de Lacan, vous lire un peu du Finnegans Wake, non seulement parce que ça illustrerait ce que Lacan vient de dire sur l’écriture-lapsus de Joyce, mais parce que je crois que Joyce pourrait m’aider à élucider ce que Lacan appelle « occultation du principe féminin[21]» dans « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », écrit en 1938, avant que Lacan soit Lacan .

Finnegans Wake 

D’abord, un exemple concernant l’écriture joycienne. (ici elle est raisonnablement compréhensible). C’est un paragraphe du récit The Mookse and the Gripes, littéralement, quelque chose proche de L’Élan et les Saisines (ou les Cordes). En fait, une parodie de : The Fox and the Grapes, c’est-à-dire, Le Renard et les Raisins, d’Ésope et La Fontaine. Je ne suis pas angliciste, mais récemment j’ai entendu ce récit lu par un acteur irlandais dans un après-midi organisé par l’ICLO-NLS, c’est-à-dire, la société irlandaise affiliée à la New Lacanian School. D’ailleurs, la langue du Finnegans Wake n’est pas exactement l’anglais, c’est plutôt un anglais « truffé », comme dirait Lacan, de plusieurs langues et inventions (néologismes ; mots-valises [soit, l’anglicisme : mots porte-manteaux]; mots, si j’ose dire, qui trébuchent, qui crient, qui chantent, etc. C’est musical. À ce propos, Joyce avait une voix de ténor et aurait pu le devenir mais il n’aimait pas chanter en lisant la partition. Si je rajoute un peu d’accent au texte, ce sera, j’espère, dans l’esprit joycien.

Mini-lexique :

Dusk : crépuscule ; dew : rosée ; tear : larme ; fall : tomber ; chute, chuter ; weep : pleurer.

« Oh, how it was duusk ! From Vallee Maraia to Grasyaplaina, dormimust echo ! Ah dew ! Ah dew ! It was so duusk that the tears of night began to fall, first by ones and twos, then by threes and fours, at last by fives and sixes of sevens, for the tired ones were wecking, as we weep now with them. O ! O ! O ! Par la pluie ! [22]»

Joyce J., Finnegans Wake (1939)

L’écriture-lapsus de Joyce ouvre à une infinité d’interprétations, nous dit Lacan. J’ai choisi un exemple modeste, juste pour donner une idée, mais rien ne nous empêche d’aller de l’avant dans l’exploration du trésor créé par Joyce le Symptôme.

Encore un autre exemple, cette fois-ci, plutôt occulté. Occulté devant tout le monde, comme la lettre de la reine sur la cheminée, dans le conte de Poe.

 À la fin du Finnegans Wake, Anna Livia Plurabelle, magnifique personnage, se transforme, se dissout dans le fleuve qui traverse Dublin et devient la Liffey – ne pas oublier que le Finnegans Wake est un rêve d’une nuit faisant pendant à Ulysses qui était une promenade d’une journée. Mais la phrase finale ne finit pas…et rejoint la première phrase du livre ! « A way a lone a last a loved a long the / riverrun, past Eve and Adam’s, from swerve of shore to bend of bay, brings us by a commodius vicus of recirculation back to Howth Castle and Environs [23]».  La boucle est bouclée.

L’occultation du principe féminin – qui, d’ailleurs, dans le texte des « Complexes familiaux », est énoncée comme « occultation du principe féminin sous l’idéal masculin [24]» – en plus de l’intérêt porté par les collègues irlandais déjà mentionnés, apparaît dans l’argument présenté par Christiane Alberti, toujours accessible sur Internet : vidéo qui a démarré publiquement l’annonce des Grandes Assises de l’AMP. De même, Éric Zuliani a publié un travail sur Internet sous le titre « Dés-occulter le principe féminin avec la psychanalyse [25]», qui fait référence à des Leçons d’introduction à la psychanalyse 2014-2015 : Malaise dans la famille.

Quant à la création de lalangue de Joyce, sous l’égide de Anna Livia Plurabelle ou Nora Barnacle, il est temps de rappeler que Lacan suppose que la création de lalangue, au moins pour les langues néolatines, reviendrait aux femmes. Dans le Séminaire XXIII, Le sinthome [26], il dit que ce qui caractérise lalangue, ce sont les équivoques, et ensuite il nous lègue une interrogation : « Si quelque chose dans l’histoire peut être supposé, c’est bien que c’est l’ensemble des femmes qui a engendré ce que j’ai appelé lalangue, devant une langue qui se décomposait, le latin dans l’occasion, puisque c’est de cela qu’il s’agissait à l’origine de nos langues.

On peut s’interroger sur ce qui a pu guider un sexe sur les deux vers ce que j’appellerai la prothèse de l’équivoque, et qui fait qu’un ensemble de femmes a engendré dans chaque cas lalangue ».

La forclusion du signifiant femme

Il est temps de parler de l’inexistence du signifiant femme.

En 1980, à Caracas, J.-A. Miller a fait une intervention qui portait le titre « D’un autre Lacan [27]». En construisant ce travail, j’ai pu lire la traduction en portugais, publiée au Brésil en 1996 [28]. Je vais résumer sa position que je trouve très éclairante :

Nous avons le signifiant de l’homme, et seulement celui-là. C’est la constatation de Freud : il y a un unique symbole pour la libido et ce symbole est viril. Le signifiant de la femme est perdu. Lacan est totalement freudien quand il dit que La femme n’existe pas. Le psychanalyste n’a pas besoin d’inscrire sur sa porte « que personne n’entre ici s’il ne cherche pas la femme ». Si vous entrez, vous irez la chercher. L’absence du signifiant de la femme rend compte de l’illusion d’infini qui naît de l’expérience de la parole, qui est pourtant marquée par la finitude. Si l’Autre signifiant existait, celui de la femme, nous pourrions supposer que cette illusion d’infini s’arrêterait. La passion du symbolique n’a pas d’autre racine. S’il y a la science, c’est parce que la femme n’existe pas (fin du résumé).

À vrai dire, le signifiant de la femme est forclos. Pas en référence à la forclusion restreinte, psychotique, mais à la forclusion généralisée du monde où nous vivons. En 1986-1987, dans son cours Ce qui fait insigne, J.-A. Miller a avancé cette formulation très opératoire : forclusion généralisée, à côté de la forclusion restreinte. Il me semble que le cas de la femme s’applique.

Et comment dire la jouissance féminine ? Yasmine Grasser propose de « laisser le corps se dire [29]». Elle cite Colette, ses signifiants, sa jouissance. Des femmes qui écrivent ou qui peignent, ou qui dansent ou qui chantent, des femmes artistes, et aussi des femmes mystiques, je pense qu’elles disent quelque chose de leur jouissance, mais probablement dans une espèce de lalangue. Ou d’art. Pensez à comment Georgia O’Keeffe remplit le désert du New Mexico avec son art. Pensez aussi aux couleurs de Colette quand elle écrit. Ou Duras. Elles disent l’impossible.

Et la communication par sinthome il et sinthome elle [30], que la psychanalyse permettrait, ce ne serait pas un outil ? Et vous, qu’en pensez-vous ?

Quelques lectures en plus en fonction des questions soulevées après l’exposé  

1. La référence plotinienne du dernier enseignement de Lacan, par Mathieu Siriot. Un tour éclairant de la lecture de Miller sur le sujet.

https://www.causefreudienne.net/la-reference-plotinienne-du-dernier-enseignement-de-lacan/

2. Rik Loose, membre de l’ICLO-NLS, a publié récemment – le 20 octobre 2021 – dans la Lacanian Review Online n° 315 : « Joyce the Letter & the Feminine Principle ». Je vous propose de lire attentivement le dernier paragraphe tout en remarquant l’usage de la locution « skirt around » (Contourner…oui, mais pas sans équivoque ! Équivoque sur « skirt » aussi) : https://www.thelacanianreviews.com/joyce-the-letter-and-the-feminine-principle/

NB : L’événement inaugural promu par l’ICLO auquel j’ai assisté par Zoom s’appelait Joyce et le principe féminin (sans « occultation »). L’annonce peut encore être trouvée sur Internet.

Références

Références
1 Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 7-16.
2 Lacan J., Le Séminaire, XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, (1971) texte établi par J.-A. Miller Paris, Seuil, 2006.
3 Lacan J., Le séminaire, livre XIX, …ou pire (1971-1972), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore (1972-1973), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975.
5 Lacan J., « L’étourdit » (1972), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449-495.
6 Miller J.-A., El ultimísimo Lacan, Paidós, Buenos Aires, 2014, chapitre III, p. 213. Cours de J.-A. Miller « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan » (2006-2007), Enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’Université de Paris VIII, inédit.
7 Ibid.
8 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », inédit.
9 Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », inédit.
10 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op.cit.
11 Les Grandes Assises Virtuelles Internationales de l’Association Mondiale https://www.grandesassisesamp2022.com/
12 Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », inédit.
13 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005.
14 Lacan J., Le séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit.
15 Miller, J.-A., « La jouissance féminine n’est-elle pas la jouissance comme telle ? », Quarto, n° 122, juillet 2019, p. 10-15.
16 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., chapitre III : La fonction de l’écrit, partie 4, p. 36.
17 Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, (1969-1970), Paris, Seuil, 1991.
18 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 36-37.
19 Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit.
20 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 37.
21 Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » (1938), Autres écrits, op. cit., p. 84.
22 Joyce J., Finnegans Wake (1939), Penguin Classics, 2000, p. 158. Réimpression de l’édition de 1992 [même texte de la 1ère édition, ajout d’une introduction].
23 Joyce J., Finnegans Wake, op. cit., p. 3 et p. 628.
24 Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, op. cit., p. 84.
25 Zuliani É., « Dés-occulter le principe féminin avec la psychanalyse », disponible sur Internet : https://www.sectioncliniquenantes.fr/wp-content/uploads/2015/04/15-04-11_lip_zuliani.pdf
26 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 117.
27 Miller J.-A., « D’un autre Lacan », Ornicar ? n° 28, printemps 1984, Navarin, p. 49-57.
28 Miller J.-A., « Um outro Lacan », (1981), Matemas I, 1996, p. 93-101. [Traduction Sérgio Laia, révision technique Angelina Harari]. Rio de Janeiro, Jorge Zahar Ed. [Campo Freudiano no Brasil].
29 Grasser Y., « Laisser le corps se dire », La Cause du désir, n° 86, 2014, p. 148-152.
30 Lacan J., « Conclusions du IXe Congrès de l’École freudienne de Paris », La Cause du désir, n° 103, nov. 2019, p. 23.

Maria Lúcia Martin