Souvenons-nous. Il y a dix ans exactement, à l’initiative de J.-A. Miller, un Forum des psys avait lieu sous le titre « Évaluer tue ». Une image servait d’accroche au regard, la Grande Faucheuse en squelette. Depuis cette affiche est bien en vue sur un mur de mon bureau dans l’établissement où je travaille. Elle a fait beaucoup parler, engager des discussions avec bien des collègues, y compris avec les directeurs qui se sont succédés.
Le titre de ce Forum était prémonitoire. En 10 ans l’hôpital public et le secteur sanitaire sont passés dans la moulinette de l’évaluation. Et d’ailleurs l’évaluation ne s’est pas arrêtée là. Elle a été instaurée dans le médico-social, dans l’Education nationale, dans la Recherche. Au prétexte de rationalisation, on a affaibli l’ensemble du système sanitaire, on l’a « ramené à l’os » comme on dit familièrement. Au point que face à une épidémie virale certes sérieuse ce système est totalement débordé. On manque de tout : de lits de réanimation, de personnel médical et soignant, de curare pour les anesthésies, de tests pour diagnostiquer, et même de masques de protection, de blouses (!), etc. Pourquoi ? Parce que stocker a un coût insupportable dans la logique des flux tendus, des ratios coûts-profits et des balances bénéfices-risques. Parce qu’un lit « inoccupé » n’est pas un outil dont on pourra se servir en cas de crise mais une immobilisation financière insupportable.
Aujourd’hui, il faut relire « Voulez-vous être évalué ? » de J.-A. Miller et J.-C. Milner. Le cours de l’année 2003/2004, dont ce livre est extrait, s’est tenu au moment de l’épisode Accoyer. La psychanalyse était menacée. Lors du cours d’introduction, considérant cette affaire de façon plus étendue, J.-A. Miller indique que l’évaluation est une fausse science. Lors de la leçon du 14 janvier 2004, il précise que, s’agissant de l’évaluation, « Le processus le plus profond, c’est la réduction du signifiant-maître à l’os du Un (souligné par nous), à des finalités qu’il faut isoler comme telles, qui sont des finalités de contrôle. » L’évaluation ravale le signifiant au niveau du « un » comptable, du chiffre. Elle met le chiffre aux commandes à des fins de contrôle. Dans son cours au Collège de France intitulé « Du gouvernement par les lois à la gouvernance par les nombres » A. Supiot analysait finement ce mouvement. À podcaster ici :
Souvenons-nous. Il y a deux mois – autant dire une éternité –, mille médecins hospitaliers dont une majorité de chefs de service démissionnaient de leurs fonctions administratives. Pourquoi ? Le porte-parole du mouvement s’en expliquait en demandant simplement que « le budget de l’hôpital public soit voté en fonction des besoins de la population. » Il annonçait que sans cela « il fallait s’attendre à des catastrophes sanitaires. » Nous y sommes.
Avec cette crise, pour chacun dans une mesure différente, le réel est venu faire vaciller la réalité. Combien pèseront dans la balance des évaluateurs les effets de ces vacillations quand elles vont jusqu’au ravage, jusqu’à la décompensation. Qui évaluera la souffrance induite ?
Il y aura des leçons à tirer de la catastrophe que nous vivons. L’évaluation devrait être remise en cause. C’est-à-dire qu’il faudrait retrouver un usage du signifiant qui ne le ravale pas au chiffre, qui lui permette de donner sa pleine mesure dans l’exercice de la parole qui est au cœur de l’humanité même, de ce que Lacan a nommé le parlêtre.