Un plus de vie

crédit Ornicar

Parmi les nombreux ouvrages parus à l’occasion des 40 ans de la mort de Jacques Lacan, il en est un qui fait assurément exception à plusieurs égards. D’abord par sa taille : un objet qui fait son poids, sorte de Cahiers de L’Herne qui manquait à la collection, et qui s’en décompte très bien, d’être publié par les éditions Navarin, dans la collection Ornicar ? ; et sur la couverture duquel un Lacan souriant et avenant, aux couleurs chatoyantes, nous convie joyeusement à entamer une promenade inouïe et intime en sa compagnie.

Succomber à la tentation d’ouvrir ce livre mystérieux condamne à se laisser dévorer par le tourbillon des pages toutes plus insolites les unes que les autres, avec pour seul guide le désir d’en apprendre toujours plus sur Lacan tel qu’en lui-même il fut, concrètement, par ceux qui ont eu la chance de le connaître de son vivant, de l’avoir rencontré, côtoyé, parfois de très près.

« Quand je serai mort sois gardienne de ma tombe sauterelle ! » C’est par ce Haïku d’Issa, surplombant le sommaire, que nous nous trouvons arrêtés, cueillis. Préfacées par Christiane Alberti, qui en est la cheville ouvrière avec Jacques-Alain Miller, découpées en huit parties qui vont des « Manuscrits de Jacques Lacan » aux « Références », ces 473 pages sont à lire selon l’ordre où vous portent vos envies les plus impérieuses : Le carnet des rêves de 1934 ? Le premier exposé de Jacques Lacan, « Rapport sur la propagande anti-alcoolique », de 1917 ? La lettre que lui a adressée Federico Fellini en 1967 ? Ou bien filer vers les témoignages d’analysants ? Ce serait-là mettre en second l’envie de lire ce que la fidèle Gloria, bien plus qu’une secrétaire, nous révèle de ce qu’elle était seule à connaître du docteur. Fugace ou durable, la rencontre avec Jacques Lacan fut toujours profondément marquante, sorte d’empreinte indélébile.

Une vie de Lacan que l’on pensait consacrée tout entière à la psychanalyse, et qui se révèle bel et bien ainsi, mais pour des raisons qui ne sont pas sans susciter en nous l’étonnement. Où l’on saisit ce qu’il s’agissait d’entendre lorsqu’il lançait à ses adeptes : « Faites comme moi, ne m’imitez pas ! » Il avait fait de cet adage son viatique, comme en témoigne chacune de ces pages. Car sa vie de psychanalyste n’était pas à l’envers de sa vie privée ; plutôt étaient-elles faites l’une et l’autre de la même étoffe. Une attention particulière et sur mesure portée à chacune et chacun, fut-il fils, petite-fille, jardinier, philosophe ou bien analysant.

Au terme de notre lecture enflammée et vivifiante, l’on en vient à se demander comment un tel ouvrage a pu voir le jour ? D’où a bien pu sortir cette myriade de témoignages ? Et l’on se dit alors qu’il a fallu pour cela qu’un puissant souffle d’énergie désirante soit mobilisé pour orchestrer une telle symphonie à la gloire de ce génie.  

Et l’on se dit aussi que s’il fut bien de son temps, en dominant une époque qu’il ne cessait d’interpréter, le psychanalyste avait assurément toujours une longueur d’avance pour prendre la mesure de ce qui sans cesse chemine dans les profondeurs du goût et qui fait le sel de la vie. La voie qu’il a tracée de manière si singulière continue de creuser son sillon à travers le monde.

Lacan Redivivus, Paris, Navarin éditeur, Ornicar ? 2021. Disponible sur ecf-echoppe.

Hervé Damase

Psychanalyste, membre de l'ECF