L’Autre mis à nu par La femme même

Duchamp M., "Nu assis dans un tub", 1910

L’Autre mis à nu par La femme même [1]

            Jean-Robert Rabanel a fait valoir une certaine proximité ou tout du moins un certain écho entre l’énoncé « La femme n’ex-iste pas [2]» et ce qui apparait dans l’ultime enseignement de Lacan, repris par Jacques-Alain Miller sous la forme : « l’Autre n’existe pas [3]». C’est à partir d’un extrait du Séminaire Encore que je me propose d’avancer quant à ce rapport entre le grand Autre et la femme, ces deux êtres qui n’existent plus dans le tout dernier Lacan :  

« Je crois à la jouissance de la femme en tant qu’elle est en plus, […] Cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien, nest-ce pas ce qui nous met sur la voie de l’ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpréter une face de lAutre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ? [4]»

Je prélève trois termes de cet extrait. Les deux premiers sont « la face Dieu de l’Autre » et « la jouissance féminine ». Le troisième est un terme essentiel qui sera le fil de cette intervention : le verbe « croire » auquel Lacan fera un sort bien particulier tout au long de son enseignement.

            Je commencerai par tenter de rendre moins obscur « la face Dieu de l’Autre ». Cela nécessite d’en passer par la construction du grand Autre dans la théorie analytique pour finalement dire que ce dernier n’existe pas. Puis c’est sur la jouissance féminine que je m’attarderai. En effet, comment Lacan peut-il à la fois faire scandale en affirmant que la femme n’existe pas et dans le même temps affirmer qu’il croit à la jouissance féminine ? Enfin je terminerai en tentant de repérer ce qui permet de rapprocher l’Autre et la femme, ces deux êtres qui n’existent pas, et au-delà de leur rapprochement, ce qui les distingue.

            La face Dieu de l’Autre

            Cette formule intrigue. Lacan a distingué, plus précisément au cours du Séminaire II [5], l’autre avec un petit a de l’Autre avec un grand A. Le petit autre c’est le semblable, l’image dans le miroir que Lacan va placer sur son schéma dit schéma L qui logifie ce qu’il a pu développer dans le stade du miroir. Il le place sur un axe qu’il appelle l’axe imaginaire qui rentrera en dialectique avec un autre axe, l’axe symbolique. Sur ce dernier, on trouve le grand Autre qui répond au sujet. L’axe symbolique est une ligne tirée entre ces deux points : grand S, le sujet et grand A. Ce grand Autre changera de définition au fil de ses Séminaires et de ses écrits. C’est une invention lacanienne en ce sens qu’avant Lacan il n’existait pas. Ce grand Autre sera le pivot de l’enseignement dit structuraliste ou premier enseignement de Lacan. C’est l’époque de la primauté du symbolique sur les catégories du réel et de l’imaginaire. Ce symbolique, le grand Autre en est le maître. Lacan l’abordera singulièrement dans le Séminaire III et dans « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose ». L’Autre deviendra nécessaire pour obtenir une certaine logification des psychoses.

            Quelque chose n’est pas efficient dans la psychose ; c’est au niveau de l’axe symbolique, de l’Autre que cela se situe. Il manque l’un des termes nécessaires à l’efficience du grand Autre, au recours au monde symbolique. Le Nom-du-Père est forclos dans la psychose. Le Nom-du-Père, c’est le signifiant de l’Autre : « du Nom-du-Père, – c’est-à-dire du signifiant qui dans l’Autre, en tant que lieu du signifiant, est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi [6]». Pour le psychotique, paranoïaque ou schizophrène, cet Autre se trouve sans garantie, sans terme assurant sa garantie. Le psychotique est fondamentalement un incroyant [7] comme le dira Lacan dans le Séminaire XI en reprenant le terme freudien d’Unglauben [8]. Il incroit à l’articulation symbolique entre deux signifiants S1 et S2 puisqu’il incroit à la garantie du langage faute de Nom-du-Père. Cette articulation S1 – S2 est le modèle de la chaîne signifiante, du sens produit. Le second signifiant, S2 sert à nous faire croire que lorsque l’on parle, ça veut dire quelque chose. À cette opération, il y a un reste que Lacan a pointé comme objet petit a. Pour le psychotique, paranoïaque ou schizophrène, le signifiant agit comme une certitude, une opération sans reste. Cette incroyance qui qualifie la psychose est à distinguer d’un athéisme ; preuve en est le délire de Schreber. Notons une première conséquence : le psychotique a un accès douloureux mais privilégié au réel puisque sans le recours au grand Autre : « le mot n’est pas le meurtre de la chose, il est la chose. [9]»

           C’est donc par la psychose que Lacan aborde le grand Autre qu’il peut appeler alors l’Autre absolu. Cela va l’amener à saisir cet Autre de manière transclinique. Cet Autre va perdre de sa splendeur dès le Séminaire VI. Lacan dévoilera à son auditoire le grand secret de la psychanalyse : « Il n’y a pas d’Autre de l’Autre [10]». Ce qui veut simplement dire que l’Autre est barré, il n’est plus absolu. L’incroyance du psychotique va dénuder que l’Autre est affaire de croyance. On y croit ou on n’y croit pas ; cela n’a rien à voir avec l’existence de cet Autre.

            Par la suite, l’Autre prendra différentes figures. Notons-en deux qui se distinguent peu : le sujet supposé savoir et Dieu. L’une est une invention de Lacan datant du Séminaire XI, particulièrement développé au moment du Séminaire autour de Pascal ; l’autre figure est le bon vieux Dieu de tout le monde et Lacan va faire se superposer ces deux figures : « Le sujet supposé savoir, Dieu lui-même pour l’appeler par le nom que lui donne Pascal, quand on précise à son inverse : non pas le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais le Dieu des philosophes, le voici débusqué de sa latence dans toute théorie. Theoria, serait-ce la place au monde de la théo-logie ? [11]»

Lors du Séminaire D’un Autre à l’autre [12], la figure du grand Autre va être travaillé par Lacan jusqu’à ses ultimes impasses, impasses du grand Autre qui se superposent aux impasses du savoir. C’est à partir de Pascal et de son fameux pari [13] que Lacan va traiter du sujet supposé savoiretde la fonction de Dieu.  

            L’existence ou la non-existence de Dieu est présentée par Pascal comme inaccessible par le savoir : « Nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu parce qu’il n’a ni étendue, ni borne. Mais par la foi nous connaissons son existence. [14]» Pascal fait valoir Dieu comme pure affaire de créance. Il lui donne une fonction particulière. C’est en tant que limite au savoir que Dieu s’apparente à ce que Lacan appelle le réel. Ce rapport n’est pas un rapport d’équivalence entre Dieu et le réel. Lacan fait appel à un autre philosophe pour le montrer : « Diderot, lui, avait déjà entrevu que la question est celle du manque quelque part, et très précisément, en tant que le nommer, c’est y fourrer un bouchon, rien de plus. [15]» Donner un nom, c’est boucher le trou. Dieu est injustifiable, il fonctionne comme pur signifiant, pur signifiant S1 à partir duquel le savoir va s’élaborer en second signifiant S2. Il en est de même en analyse, c’est à partir de la supposition d’un savoir à l’analyste que l’on élabore un savoir sur ce qui nous fait souffrir, ce qui se répète, sur ce qui nous pousse à retourner voir l’analyste. Dieu, le sujet supposé savoir, ne sont que des semblants qui bouchent la faille dans l’Autre du langage, lieu du savoir. La logique de l’Autre arrive à une impasse et cette butée est celle du réel.

            Arrivé aux limites de l’Autre, Lacan prendra la voie du réel, amorcée depuis son Séminaire L’éthique de la psychanalyse. Cette voie va l’amener notamment sur les rives du continent noir que sont les femmes pour Freud. Lacan fera le pas de plus sur ce continent en développant une logique qu’il qualifiera de pas-tout, logique féminine. Elle trouve sa place non pas contre le phallus, insigne de la castration et du symbolique, mais au-delà de celui-ci. Cette logique du pas-tout viendra s’inscrire dans l’une des deux colonnes du tableau de la sexuation.

            La jouissance de la femme qui n’existe pas

            Le tableau de la sexuation [16] de Lacan présente deux colonnes qui s’opposent dans leur logique. Il me semble important d’envisager ces deux colonnes comme deux modes de sexuation, deux réponses à quelque chose de premier qui vient du réel. La première se suffit d’une cause dont la logique suppose l’existence d’une exception, celle du père. La seconde tient compte d’un réel hors cause, hors sens se supportant non de l’existence supposée d’une exception, mais d’une existence éprouvée. Nous reconnaissons la première réponse comme celle de la part dite homme. Dans la seconde réponse, c’est une logique dite féminine qui est à l’œuvre. Lacan dit, libre aux hommes de se mettre du côté femme du tableau de la sexuation. De ce côté, deux formules logiques peuvent se lire comme suit : il n’est pas de x qui ne soit soumis à la castration et son corollaire pas pour tout x il y a castration. Le côté droit du tableau met en valeur le pas-tout, là où le côté gauche, masculin, met en valeur un ensemble, un tout tenant grâce à l’existence supposée d’une exception. Les deux formules du côté gauche peuvent se lire ainsi : tout x est soumis à la castration et son corollaire il existe un x qui n’est pas soumis à la castration. Le x non soumis à la castration est l’exception qui permet la règle du langage. Comme le dit Marie-Hélène Brousse : « il existe un x qui ne répond pas à la fonction phallique, à entendre comme la fonction castration : une exception donc à la perte originaire qu’introduit chez le vivant le fait qu’il soit effet de langage. [17]»

            Du côté droit, du côté féminin, il y a essentiellement du « il n’y a pas » qui introduit à quelque chose qui ne fait pas ensemble : « pas pour tout x ». Le pas-tout, pas pour tous tient compte d’une jouissance éprouvée que l’égide phallique ne peut pas dire. On y trouve une jouissance qui se définit de ne pas être toute. La question de l’existence de cette jouissance se pose : si la femme n’existe pas, pourquoi sa jouissance existerait. J.-A. Miller nous aide dans cette question : « La femme n’existe pas ne signifie pas que le lieu de la femme n’existe pas, mais que ce lieu demeure essentiellement vide. Que ce lieu reste vide n’empêche pas que l’on puisse y rencontrer quelque chose. [18]» Toute une série d’adjectifs vont venir tenter de dire cette jouissance : indicible, illimitée, Autre. La jouissance féminine serait-elle un équivalent de la jouissance attribué au grand Autre ? Dans la leçon « Une lettre d’Âmour [19]», nous trouvons cette phrase de Lacan qui aurait pu être le point de départ de cette intervention : « Ce La a rapport […] avec le signifiant de A en tant que barré. » Un peu plus loin, il ajoute : « La femme a rapport au signifiant de cet Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester que toujours Autre. [20]» Cette phrase est aussi opaque que lumineuse. Je vais tenter de dire la manière dont je l’interprète. L’Autre ne peut se définir lui-même ; en somme il n’y a pas de métalangage, il n’y a pas d’Autre de l’Autre. C’est ce à quoi la femme a à faire en tant que dans l’inconscient elle est l’Autre, l’Autre sexe. De cela elle en jouit, d’une jouissance illimitée Autre à elle-même. C’est un véritable dédoublement qui s’opère pour celle ou celui qui se pose côté pas-tout du tableau. C’est un dédoublement de jouissance : l’une phallique limitée, au Nom-du-Père, l’autre Autre, illimitée, au-delà du phallus.

            A la fin du Séminaire XX, Lacan nous dit que la femme n’est prise dans le rapport sexuel que comme mère, où le phallus vient saturer la béance de la femme par un signifiant – la mère – une des versions phalliques pour traiter cette béance dans le savoir qu’est la jouissance féminine. Il y a quelque chose qui échappe à la loi phallique, quelque chose qui échappe au langage.

            C’est parce que la femme n’existe pas qu’une femme ou un homme peut s’aventurer à témoigner d’une jouissance qui n’est pas phallique, non universalisable, et faire valoir un événement incomparable non pris dans la logique différentielle S1 – S2. Cette jouissance fait valoir la dimension d’un corps parlant percuté par le signifiant tout seul, non relié au S2 et donc hors sens. Certainement trop rapidement je m’aventure à dire que la femme qui n’existe pas ouvre la voie au « l’Un comme Un seul [21]».

            Introduction à l’Un-tout-seul

            Pour être tout à fait honnête, je navigue à vue concernant cet Un-tout-seul. Ma compréhension de la théorie des ensembles tel que repris par Lacan dans le Séminaire XIX ouvre pour moi à une incompréhension. Néanmoins, que cet Un-tout-seul paraisse dans l’enseignement de Lacan juste à la suite de « la femme n’existe pas » me semble un point essentiel. Je commenterai ce qu’en dit J.-A. Miller qui me permet d’éclaircir les passages les plus obscurs de cet enseignement. Son cours datant de 2011 [22] traite de l’Un-tout-seul et va nous ramener précisément au point de jonction de l’Autre qui n’existe pas et de la femme qui n’existe pas. « L’Autre n’existe pas veut dire exactement que l’Un existe [23]» et cet Un, c’est un signifiant. Il ajoute : « C’est l’Un du signifiant.  [24]» C’est un signifiant spécifique, non pris dans la chaîne signifiante, il n’est pas au lieu de l’Autre. J.-A. Miller affirme que l’Un est le signifiant comme réel. Ce signifiant n’est pas pris dans le discours, n’est pas du symbolique. Là où le signifiant classique est marqué par une équivoque, le signifiant tout seul existe comme univoque. Cependant il n’est pas sans rapport avec l’équivoque qui caractérise l’être, que sous forme de pléonasme nous appellerons l’être de langage. « Le signifiant en tant qu’il existe comme réel préside et conditionne toutes les équivoques, tous les semblants de l’être dans le discours. [25]» L’Un c’est la marque originaire radicalement hors sens, marque dans le corps : « C’est la marque originaire à partir de laquelle on compte un, deux, trois, quatre…, à condition d’en passer d’abord par son inexistence. […] Si vous effacez cet Un-tout-seul, cela vous donne le manque, 0 ». C’est ainsi que par récurrence nous pouvons compter et faire série : « Mais c’est au prix d’une équivoque. » Equivoque portant sur le 1 et le 0. « Il en faut d’abord Un, qui s’efface, puis que cet effacement soit marqué de zéro, et la série commence. [26]» Cet Un-tout-seul n’a pas d’Autre. J.-A. Miller propose que : « Pour raffiner, on peut même dire que l’Autre, c’est l’Une-en-moins, et retrouver, à partir de là, la matrice des formules de la sexuation proposées par Lacan. [27]» Il ajoute : « Corrélativement au signifiant Un, signifiant rigide, s’inscrit la jouissance opaque au sens, laquelle est une référence de l’ordre du réel. [28]» Cette jouissance opaque au sens, J.-A. Miller en fait le régime de la jouissance comme telle qui a comme principe la jouissance féminine [29].

            Il nous apparait désormais qu’entre la femme qui n’existe pas et l’Autre qui n’existe pas, il a fallu passer par Yad’lun.   

            L’Autre et la femme comme semblants

            Je ne lâche pas la main de J.-A. Miller, terminant par une lecture de son texte intitulé : « Des semblants dans la relation entre les sexes. [30]» Il donne des indications précises sur le rapport entre la face Dieu de l’Autre et la femme qui n’existe pas. Il rapproche le pas-tout du secret, c’est en tout cas mon interprétation quand il dit : « Ce secret structural de la parole, en tant qu’il y a quelque chose qui ne peut pas se dire, est un secret qui est du côté des femmes. [31]» Les femmes devenant l’incarnation même du secret structural de la parole : « Il arrive en vérité qu’une femme, par la nature de la parole, incarne ce qui ne peut pas se dire, un savoir secret, voilé, et c’est pour cela qu’on situe chez elle le sujet supposé savoir. [32]» C’est parce qu’il y a le secret, le voile, que l’on va supposer qu’il y a du savoir qui s’élabore. La femme, Dieu, ont alors valeur de semblant, voiles posés sur ce qui fait butée au savoir : le réel.  

            Dieu n’est plus soutenu par la logique phallique universalisante de la castration et semble, bien au contraire, soutenu par une jouissance en plus relevant d’une logique du pas-tout, de la femme qui n’existe pas. En ce sens, la croyance en Dieu ne s’appuie plus tant sur l’existence d’une vérité qui est de l’ordre du symbolique que sur l’existence d’un réel qui échappe à l’Autre. Un peu à la manière dont l’hystérique fait parler le maître, tout en lui rappelant qu’elle est la cause de son désir, la jouissance féminine soutient la figure de l’Autre tout en rappelant qu’il n’est qu’un voile posé sur le réel et que son savoir n’est que croyance. En ce sens, la femme n’est pas sans soutenir le discours de l’Autre. La jouissance féminine, en introduisant le pas-tout, fait valoir la réponse de l’Autre au réel comme une première croyance et pourquoi pas même un premier délire.

            Il ne s’agit pas, avec la femme qui n’existe pas, de nous mettre à proposer une nouvelle structure. Ce serait rabattre la femme du côté de l’universel, du tout. Quand Lacan dit qu’il croit plus en la jouissance féminine qu’en Dieu, c’est qu’il est allé au bout de la logique structuraliste, du grand Autre, celle des quatre discours. Et qu’à ce bout du monde de l’Autre, il y a trouvé une brèche : le pas-tout. Les conséquences en seront essentielles : il y a une jouissance non phallique qui nous met sur la voie de l’ex-sistence, là où Yad’lun. Il nous invite à s’orienter du réel, à mettre de côté la structure, à la saisir comme une fiction pour repérer le moment d’événement de corps, hors sens, à partir duquel le sens va s’élaborer. Mais, pour cela, il faut en passer par un dire et même un tout dire, travailler le langage avec le langage qui n’est autre qu’une élucubration sur lalangue, en un mot, il s’agit de se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir.

            Conclusion

            Dans un premier temps, nous avons vu que le psychotique dénude l’Autre comme étant une affaire de croyance. Dans un second temps, c’est la femme en tant qu’elle n’existe pas qui fait valoir le caractère de semblant de l’Autre. Qu’est-ce qui distingue radicalement la faille portée sur l’Autre côté psychose et côté féminin ? Il me semble que le psychotique attaque le côté « escroquerie » de l’Autre, il l’attaque avec son ironie comme l’a magnifiquement démontré J.-A. Miller dans son texte « Clinique ironique [33]». Ce texte si important indique le passage d’une approche de la psychose par la paranoïa comme tentative de construire dans le délire un Autre, quand bien même serait-il méchant, vers une approche de la psychose par la schizophrénie en tant qu’elle dénude l’Autre, le montrant sans garantie.

            La femme en tant qu’elle n’existe pas écorne l’Autre, non pas par son ironie mais par son versant pas-tout qui fait la part belle à un éprouvé ne pouvant se dire et touchant au réel. De là à dire que du fait d’avoir cet accès privilégié au réel, les femmes sont folles, il n’y a qu’un pas. Ce n’est pas ce que nous dit Lacan. Il a cette très belle formule dans « Télévision » : « toutes les femmes sont folles, qu’on dit. C’est même pourquoi elles ne sont pas toutes, c’est-à-dire pas folles-du-tout. [34]» Ce « pas-folle-du-tout » s’oppose point par point au pousse-à-la-femme dont Lacan parle dans « L’Étourdit [35]». Ce pousse-à-la-femme d’où le phallus est forclos pourrait presque être perçu comme la conséquence de l’inexistence de la femme du côté de la psychose, inexistence qui est, elle, transclinique. Il faut voir le délire de Schreber dans cette perspective. Le« pas-folles-du-tout » s’oppose au pousse-à-la-femme, notamment parce que le phallus n’est pas forclos. Cette distinction entre forclusion et pas-tout est essentielle. Lacan la formule dès la fin de la première leçon du Séminaire …ou pire : le pas-tout, c’est de l’ordre de la discordance là où la forclusion « est à placer au point où nous avons écrit le terme dit de la fonction. […] Il n’est de forclusion que du dire, de ce que quelque chose qui existe puisse être dit ou non [36]».

            C’est en tant qu’elle introduit ce pas-tout que la femme va donner son caractère de semblant nécessaire à l’Autre et qu’elle soutient la structure de l’Autre en incarnant sa brèche. Lacan a pu dire : « Dieu intervient tout le temps, par exemple sous la forme d’une femme. [37]» Que l’Autre, sa face Dieu et la femme, n’existe pas, n’empêche pas qu’ils interviennent tout le temps, par le dire ou par l’indicible qui soutient ce dire et qui se fonde d’un rapport sexuel qu’il n’y a pas. Je prendrai le temps de citer Lacan dans « Télévision » lorsqu’il met en série la femme, sa jouissance, Dieu et l’objet, à propos de Dante et de sa Béatrice à laquelle le poète italien aura consacré beaucoup de son œuvre dont La Vita Nova [38] : « Un regard, celui de Béatrice, soit trois fois rien, un battement de paupières et le déchet exquis qui en résulte : et voilà surgi l’Autre que nous ne devons identifier qu’à sa jouissance à elle, celle que lui, Dante, ne peut satisfaire, puisque d’elle il ne peut avoir que ce regard, que cet objet, mais dont il nous énonce que Dieu la comble ; c’est même de sa bouche à elle qu’il nous provoque à en recevoir l’assurance. [39]»    

            Dénuder ce rapport à l’Autre, comme Lacan le fait dans cet extrait, ce n’est pas forcément se poser comme incroyant, le non-dupe, c’est se faire dupe de la bonne manière. La cure analytique n’est pas la suppression des croyances, n’est pas croire en rien, – sinon c’est une psychanalyse qui a une morale de pourceaux comme le dit J.-A. Miller dans son intervention sur lalangue [40]. Sa visée est un hors-sens rencontré par le sujet, un incurable, le Un de l’Un-tout-seul ; c’est bien différent que de dire il n’y a rien, que la référence est vide, perspective déprimante s’il en est.

            Le réel ne trouve, de structure, aucun répondant dans le symbolique, dans le monde de l’Autre qui pourtant ne cesse de répondre. C’est bien plutôt par une certaine désinterprétation qui permet de ne pas trop croire en sa propre élucubration que l’analysant pourra accéder à un bout de réel rencontré, hors sens, et s’en fera responsable. Les témoignages de passe montrent cela. Pour conclure, J.-A. Miller nous propose cette nouvelle orientation : « L’envers de l’interprétation consiste à cerner le signifiant comme phénomène élémentaire du sujet, et comme d’avant qu’il ne soit articulé dans la formation de l’inconscient qui lui donne sens de délire. [41]»

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Références

Références
1 Duchamp M., La mariée mise à nu par ses célibataires, même, 1915-1923.
2 Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 537.
3 Voir notamment le cours tenu par J.-A. Miller et E. Laurent de 1998-1999 : « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris 8, inédit.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 71.
5 Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil, 1978.
6 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 583.
7 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller Paris, Seuil, 1992, p. 215-216.
8 Freud S., « Manuscrit K », Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1996, p. 135.
9 Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n° 23, février 1993, p. 9.
10 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière, 2013, p. 353.
11 Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 337.
12 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil, 2006.
13 Pascal B., Pensées, Fragment 397
14 Pascal B., « Discours de la machine », Pensées, opuscules et lettres, Édition classique Garnier, 2011, p. 503.
15 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 176-177.
16 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 73.
17 Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020, p. 65.
18 Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, mai 1997, p. 7.
19 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 73-82.
20 Ibid., p. 75.
21 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 165.
22 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 16 et 23 mars 2011, inédit.
23 Miller J.-A., « L’Un est lettre », La Cause du désir,n°107, mars 2021, p. 16.
24 Ibid.
25 Ibid, p. 18-19.
26 Ibid, p. 20.
27 Ibid.
28 Ibid, p. 24.
29 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », op. cit., cours du 2 mars 2011, inédit.
30 Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », op. cit.
31 Ibid., p. 13.
32 Ibid.
33 Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, février 1993, p. 7-13.
34 Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.
35 Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
36 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 22.
37 Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 32.
38 Dante A., Vita Nova, Paris, Poésie/ Gallimard, NRF, 1974.
39 Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 526-527.
40 Miller J.-A., « Théorie de lalangue », Paris, La Divina, Navarin, 2021, p. 67.
41 Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, no 32, février 1996, p. 12.

Clément Marmoz